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INTRODUCTION.

parti pris, mesurant ses paroles comme ses gestes, gourmé, solennel et majestueux, Angelo est le type de cet homme respectable à qui, au delà de la Manche, appartient de droit l’estime publique. Et c’est un personnage si considérable et si considéré que Shakespeare a osé couvrir de ridicule et d’opprobre ! C’est ce mérite sterling qu’il a soumis à la pierre de touche de la passion pour en prouver la fausseté ! C’est ce parfait gentleman qu’il a montré commettant une bassesse et, pour cacher cette bassesse, prêt à commettre un crime ! — Étonnez-vous donc qu’une telle témérité ait révolté la critique britannique !

Molière n’a dénoncé qu’un jésuitisme de sacristie en créant le Tartufe religieux. Shakespeare a dénoncé le machiavélisme mondain en concevant le Tartufe social.

Le Tartufe de Molière n’est guère dangereux, convenez-en. Il faut être aussi niais que le bonhomme Orgon et aussi simple que madame Pernelle pour se laisser séduire par les simagrées de ce pied-plat. « Que d’affectation et de forfanterie ! » murmure Dorine aux premiers mots qu’il prononce. Tous les gens sensés sont de l’avis de la soubrette : ni Cléante, ni Valère, ni Damis, ni Elmire ne se font illusion sur ce charlatan. L’homme d’ailleurs n’est pas adroit : c’est dans le salon même de son bienfaiteur qu’il risque sa déclaration d’amour, et il n’a seulement pas pris la précaution élémentaire de regarder dans le cabinet voisin ; enfin, c’est au moment où il touche au but de son ambition, quand Orgon vient de lui donner tout son bien, qu’il tombe dans le piége grossier que lui tend Elmire. — Combien le Tartufe de Shakespeare est plus habile et plus terrible ! Celui-là ne porte pas la haire et ne se flagelle pas avec la discipline : il ne crie pas, ne grimace pas, ne gesticule pas. Son altitude est si grave et si sévère qu’elle trompe le plus clairvoyant. Comment n’en imposerait-il pas au monde entier, puisqu’il s’en impose à lui-