Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 10.djvu/46

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
42
LA SOCIÉTÉ.

n’est pas une grâce, c’est un principe ; ce n’est pas une concession, c’est un devoir, — devoir impérieux imposé au pouvoir par la nature même. Il n’est permis qu’à l’impeccable d’être inexorable. Il faut être sans faiblesse pour avoir le droit d’être sans pitié. Or, l’exemple d’Angelo le prouve, — les gouvernants sont sujets aux mêmes erreurs que les gouvernés. Le plus intègre magistrat est virtuellement coupable, car la faute existe chez tous à l’état latent. Soyez toujours prêt à pardonner, car vous êtes toujours prêt à faillir. — Ô vous donc de qui la justice émane, ne prononcez jamais de sentences impitoyables, de crainte que ces sentences ne soient un jour justement retournées contre vous. N’appliquez pas la loi de mort, de peur que dans l’avenir elle ne vous soit appliquée. Roi, prenez garde que votre tyrannie ne provoque le régicide.

Avertissement tutélaire que le poëte adressait inutilement, hélas ! au fils de Marie Stuart, au père de Charles Ier !

II

La misanthropie procède de la philanthropie, comme la jalousie, de l’amour. — Chose digne de remarque, — ce sombre malaise n’est contagieux qu’aux âmes généreuses : il n’atteint pas les égoïstes. Il faut aimer les hommes pour être capable de les maudire. Éprenez-vous de l’humanité, intéressez-vous à son bien-être, soyez dévoué à ses destinées, dévoué jusqu’au martyre, sacrifiez-lui votre bonheur, votre fortune, votre existence, soyez prêt à affronter pour elle les supplices de la prison, les tourments de l’exil, les angoisses de la mort, dès lors vous serez exposé à récriminer contre les générations qui vous entourent. Impatient du progrès, vous reprocherez à ces générations leur apathie, leur mollesse, leur insouciance, leur servilité devant le despotisme, leur lâcheté devant l’usurpation, leur indif-