Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 10.djvu/48

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
44
LA SOCIÉTÉ.

les souffrances publiques, s’il était navré par les iniquités sociales au point d’invoquer parfois la mort comme un remède, faut-il s’étonner que nous retrouvions dans son œuvre le contre-coup d’une telle douleur ? Déjà nous avons pu reconnaître les symptômes de cette mélancolie délétère dans les monologues d’Hamlet, dans les imprécations du roi Lear, et jusque dans les sarcasmes de Jacques. Mais ces prodromes n’ont encore été que des accès passagers. L’humeur sombre qui assiége depuis longtemps le cerveau du poëte, doit éclater enfin par un drame fiévreux, aigu, foudroyant.

Plutarque, dans la Vie de Marc-Antoine, parle d’un certain Timon, citoyen d’Athènes, qui vivait à l’époque de la guerre du Péloponèse et était noté « comme malveillant et ennemy du genre humain ». Ce Timon « abhorroit toute compagnie des autres hommes, fors que d’Alcibiades, jeune audacieux et insolent, auquel il faisoit bonne chère ; de quoi s’ébahissant quelqu’un : Je l’aime, respondit-il, pour autant que je suis seur qu’un jour il sera cause de grands maux aux Athéniens[1]. » Un jour qu’on célébrait à Athènes la fête des morts et qu’il festoyait un certain philosophe Apemantus, qui estoit ensemble à luy de nature et de mœurs et imitoit sa manière de vivre : « Que voicy un beau banquet ! se prit à dire Apemantus. — Oui bien, respondit Timon, si tu n’y estois point. » Un autre jour, comme le peuple était assemblé sur la place pour ordonner de quelque affaire, il monta à la tribune aux harangues et dit : « Seigneurs Athéniens, j’ay en ma maison une petite place où il y a un figuier auquel plusieurs se sont desjà estranglés et pendus, et pourtant que j’y veux faire bastir, je vous en ai bien voulu advertir devant que faire coupper le figuier, à

  1. Traduction d’Amyot. — Édition de Berne, 1574, page 114!.