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INTRODUCTION.

tus prétend en effet que Timon n’aime que la flatterie ; mais gardez-vous de prendre l’insulteur au mot. Il réfute lui-même cette calomnie par sa présence.

Ce qui anime Timon, ce qui règle sa conduite, ce qui explique tous ses actes, c’est l’amour de l’humanité, amour désintéressé, universel, idéal. C’est cette passion immense qui le caractérise. — Les autres héros de Shakespeare ont tous leurs prédilections ; chacun d’eux choisit ici-bas une créature privilégiée sur laquelle il concentre ses sympathies : Coriolan a un culte suprême pour sa mère, Lear pour sa fille, Hamlet pour son père mort ; Macbeth trouve son Ève dans lady Macbeth ; Othello s’absorbe en Desdémona, Roméo se confond avec Juliette. Timon, lui, est sans préférence. Cette exception étrange, Shakespeare l’a rendue logique par un trait frappant. Timon n’a pas de parents. Près de lui ni père, ni mère, ni épouse, ni frère, ni sœur, ni enfant : point de famille ! L’auteur a affranchi son personnage de tous les liens domestiques qui pouvaient retenir et enchaîner son cœur. Timon n’a pas de maîtresse ; il n’a même pas ce qu’on appelle un ami, c’est-à-dire un compagnon choisi, un confident intime, un jumeau d’adoption qui soit pour lui ce qu’est Horatio pour le prince de Danemark, ce qu’est Bassanio pour le Marchand de Venise. Timon n’a pas d’ami, — parce qu’il n’a que des amis. Tous ses semblables lui sont également chers. Pour gagner sa sympathie, c’est assez d’avoir figure humaine. À quoi bon choisir entre tant de créatures ? Il retrouve en chacune d’elles l’essence idéale dont il est épris. Il sent battre dans toutes ces poitrines le cœur de l’humanité. C’est l’humanité qu’il adore, c’est dans l’humanité qu’il s’absorbe, c’est pour l’humanité qu’il s’épuise. Amour instinctif et inéluctable qui doit l’entraîner à l’abîme. Timon a pour l’humanité la générosité insouciante d’un amant éperdu. L’humanité est sa Cléopâtre.