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LA SOCIÉTÉ.

en brumes épaisses la vapeur insipide de l’eau chaude. Et le maître reprend d’une voix tonnante : « Puissiez-vous ne jamais assister à un meilleur festin, vous tous, amis de bouche ! Fumée et eau tiède, voilà toute votre valeur. Ceci est l’adieu de Timon ! Englué et souillé par vous de flatteries, il s’en lave en vous éclaboussant le visage de votre infamie fumante. » Ce disant, de sa droite frémissante trempée dans la cuve, il lance l’eau injurieuse sur toutes ces faces hypocrites. Les sycophantes s’enfuient, en s’essuyant le visage, mais le misanthrope s’acharne à leur poursuite. Formidable raillerie ! c’est au banquet même qu’il emprunte ses dernières armes contre ces convives éhontés ! Il se sert, pour les chasser, des éclatants ustensiles dont ils se sont servis pour le dévorer. Les outils de l’orgie deviennent dans ses mains vengeresses les projectiles du châtiment. Il vide sur les épaules des infâmes la nappe sur laquelle ils ont mangé sa fortune. Il jette sa vaisselle aux trousses de ces parasites. C’est sous une grêle de plats qu’il disperse les pique-assiettes[1] !

Tel est l’adieu tragiquement bouffon que Timon adresse à la société… Après cette scène critique, la transformation est achevée. L’homme n’a plus rien d’humain, pas même le vêtement. Une peau de bête remplace sur ses épaules la magnifique simarre du patricien. Timon quitte son palais et se retire dans les bois. L’horreur des hommes le voue au désert. Il les fuit dans la solitude, en attendant qu’il les fuie dans la tombe. Une sombre caverne est la cellule où se retire ce reclus du désespoir. Perdu sous les broussailles, hérissé, échevelé, fauve, hagard, effaré, il apparaît sur le seuil comme l’anachorète du chaos. Il

  1. Paul de Saint-Victor a dit admirablement : « Ulysse, rejetant ses haillons, saisissant son arc et tuant à coups de flèches les prétendants qui pillent son palais, n’est pas plus formidable que Timon, découvrant les plats vides de son banquet symbolique. » Presse du 23 décembre 1861.*