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LA SOCIÉTÉ.

déclare hautement, « il aimerait mieux être un rustre que se regarder comme un fils de Rome aux dures conditions que ces temps vont imposer aux hommes. »

Sur ce, les deux amis se rangent pour laisser défiler l’insolent cortége de César qui revient de la place publique. Tout en marchant, le dictateur jette à Cassius un regard oblique et confesse à Antoine les défiances que cet homme lui inspire. — Plutarque raconte qu’un jour quelqu’un accusant de trahison Antoine et Dolabella, César lui répondit : « Je ne me défie pas de ces gras icy, si bien peignez et si en bon point, mais bien plus tost de ces maigres, et pasles là, entendant de Brutus et de Cassius. » Shakespeare a placé ici ce mot historique, mais en le développant d’une manière bien significative : « Je voudrais près de moi des hommes gras, murmure César, des hommes à face luisante et qui dorment les nuits. Ce Cassius là-bas a l’air maigre et famélique ; il pense trop, il lit beaucoup, il est grand observateur et il voit clairement à travers les actions des hommes. Il n’aime pas les jeux, comme toi, Antoine. Rarement il sourit. Des hommes tels que lui n’ont jamais le cœur à l’aise tant qu’ils voient un plus grand qu’eux-mêmes, et voilà pourquoi ils sont dangereux ! » Quelle critique du despotisme dans ces paroles que Shakespeare prête au dictateur ! En écoutant le vainqueur de Pharsale dénoncer ainsi ceux qui pensent, ne croirait-on pas entendre le vainqueur d’Austerlitz pestant contre les idéologues ? César pressent et redoute dans Cassius la résistance sourde d’une conscience. Le conquérant de la matière s’irrite de cette indépendance factieuse de l’esprit. Pour le césarisme, penser, c’est être suspect ; penser, c’est être rebelle. Edifiant aveu ! Le césarisme ne triomphera qu’à la condition d’étouffer sous toutes ses formes la pensée humaine. Si jamais l’Empire se fonde, ce sera par l’anéantissement de la philosophie, par la dégradation des lettres, par l’abru-