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LA PATRIE.

pensée n’en était pas moins nationale. Il ressentait dans ses mille nuances et dans ses mille délicatesses le noble amour de la patrie ; il en connaissait toutes les susceptibilités, toutes les fiertés, toutes les préventions, toutes les animosités, toutes les émulations, toutes les colères, tous les égoïsmes, toutes les grandeurs, et parfois aussi toutes les petitesses. Il aimait sa patrie jusqu’à en être jaloux. Il était aussi tendre que sévère pour elle. Il veillait sur elle avec une constante sollicitude. Je ne sais si Shakespeare était par principe ce qui s’appelle aujourd’hui un libéral ; mais à coup sûr il l’était par sentiment. Il voulait sa patrie libre parce qu’il la voulait digne. Il la voulait indépendante parce qu’il la voulait glorieuse. Si puissante était chez lui cette double ambition que lui, le poëte impersonnel par excellence, n’a pu s’empêcher de la trahir dans son œuvre. Voyez, par exemple, avec quelle ardeur il défend, dans le Roi Jean, la frontière menacée ! Avec quelle véhémence il dénonce l’usurpation étrangère ! Avec quel enthousiasme il lance contre l’héritier de la maison d’Autriche le peuple incarné dans le Bâtard ! Avec quelle furie il brandit la rapière britannique contre le démon du Midi ! Enfin, avec quelle joie farouche il jette sur la scène la tête de l’archiduc décapité ! — Mais ce n’est pas seulement l’invasion matérielle qui menace la patrie de Shakespeare, c’est l’envahissement moral. Sixte-Quint est plus redoutable encore que Philippe II. La monarchie universelle tentée par le roi d’Espagne ne s’établirait que sur des cadavres ; mais l’empire catholique auquel aspire la papauté avilirait les âmes. La véritable Armada, ce n’est pas cette flotte fanfaronne qu’un coup de vent dispersera, c’est cette milice occulte, qui exécute, quel qu’il soit, le mot d’ordre jésuitique de Rome, qui hier décimait la France huguenote par le massacre de la Saint-Barthélémy et qui, demain,