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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 15.djvu/95

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SONNETS.

Par laquelle ils changent les monstres et les êtres informes en autant de chérubins qui vous ressemblent, ô doux être, et transfigurent la laideur en beauté suprême aussi vite que les objets s’assemblent sous leurs rayons ?

Oh ! la première conjecture est la vraie : c’est dans mes regards qu’est l’illusion, et mon âme exaltée s’en enivre très-royalement. Mes yeux savent bien ce qu’elle aime, et ils lui préparent la coupe selon ses goûts.

Si c’est du poison qu’ils y mettent, leur crime a pour excuse qu’ils aiment ce poison-là et en boivent les premiers.

LXXII

Ils en ont menti, les vers, écrits par moi naguère, qui disaient que je ne pouvais pas vous aimer plus tendrement ; c’est qu’alors mon jugement ne voyait pas de motif pour que ma flamme tout incandescente brillât jamais de plus d’éclat.

Alors je songeais au temps, à ces millions d’accidents qui se glissent entre les serments, changent les décrets des rois, hâlent la beauté sacrée, émoussent les projets les mieux trempés, et détournent les âmes fortes au cours changeant des choses.

Hélas ! si je redoutais si fort la tyrannie du temps, que ne me bornais-je à dire : « Je vous aime immensément ? » Pourquoi, certain de l’incertitude, ne consacrais-je pas le présent en laissant l’avenir dans le doute ?

L’amour est un enfant : ne pouvais-je pas parler alors en réservant toute latitude à ce qui grandit encore ?