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LA FAMILLE.

écarté devant lui par le machiniste était le voile même de l’avenir qui se déchirait sous ses yeux ! Combien n’eût-il pas été troublé, s’il avait pu soupçonner que le génie du poëte évoquait à sa vue, dans une sorte d’incantation tragique, les malheurs futurs de sa dynastie ! Quelle n’eût pas été sa stupeur, si une juste prescience lui avait appris que ce drame fictif était l’image du drame réel qui devait avoir pour dénoûment la chute des Stuarts, et qu’avant la fin du siècle sa propre race donnerait au monde le spectacle de ces discordes domestiques dont le développement scénique le laissait peut-être impassible ! Ah ! de quel effroi, de quelle épouvante n’eût-il pas été saisi, s’il avait pu pressentir dans ces perfidies imaginaires les trahisons historiques, s’il avait pu deviner dans Cornouailles Guillaume d’Orange, dans Goneril la princesse Marie, et la princesse Anne dans Régane ! Avec quelle inexprimable compassion n’eût-il pas regardé le vieux Lear s’arrachant les cheveux dans la tempête, s’il avait pu reconnaître sous la perruque blanche de ce roi de théâtre l’ombre douloureuse de son petit-fils Jacques II !

Pour nous qui, initiés à tous les détails de la révolution de 1688, connaissons les choses ignorées par le premier des Stuarts, l’œuvre du poëte a pris le caractère sacré d’une prophétie accomplie ; et nous ne pouvons nous empêcher de considérer avec un recueillement religieux ce drame unique dans lequel Shakespeare a, par une merveilleuse intuition, révélé le secret de Dieu[1]. La toile se lève. Attention.

Le décor de la première scène nous montre le palais du roi Lear. Dans cette somptueuse demeure, le roi est environné de toutes les pompes terrestres : autour de lui le luxe, la richesse, la magnificence, la splendeur. L’or

  1. Un trait qui complète la ressemblance entre le drame et l’histoire, c’est que Lear est, comme Jacques II, soutenu par une armée française, et définitivement battu par son gendre. Et, chose remarquable, le poëte a adopté cette conclusion fatale contrairement à la légende.