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INTRODUCTION.

ne pas démentir cet espoir et attend, agenouillée, le moment du réveil. Une musique douce prélude par ses accords à cet instant décisif. Enfin le vieillard ouvre les yeux.

— Parlez-lui, madame, dit vite le médecin. Cordélia se penche sur son père.

— Me reconnaissez-vous, sire ?

— Vous êtes un esprit, je le sais. Quand êtes-vous morte ?

— Toujours, toujours égaré, murmure la reine avec un geste d’angoisse.

— Il est à peine éveillé, observe gravement le docteur. Laissons-le seul un moment.

Tous s’écartent du lit, épiant avec une inexprimable anxiété les paroles qui vont échapper au malade :

— Où ai-je été ? où suis-je ? Le beau jour ! Je ne jurerais pas que ce soient là mes mains… Voyons. Je sens cette épingle me piquer… Que je voudrais être sur de mon état !

— Oh ! regardez-moi, sire, s’écrie la reine en s’avançant, et étendez les mains sur moi pour me bénir.

Devant cette angélique vision, Lear veut se mettre à genoux : Mais Cordelia le retient[1].

— Non, sire, ce n’est pas à vous de vous agenouiller.

— Grâce, ne vous moquez pas de moi… Je suis un pauvre vieux radoteur de quatre-vingts ans… À parler franchement, je crains de n’être pas dans ma parfaite raison… Il me semble que je dois vous connaître et connaître cet homme… Pourtant je suis dans le doute, car j’ignore absolument quel est ce lieu. Je ne sais même pas où j’ai logé la nuit dernière… Ne riez pas de moi ; car, aussi vrai que je suis homme, je crois que cette dame est mon enfant Cordélia !

  1. Ce jeu de scène si pathétique se retrouve dans Coriolan à un moment également solennel. Là, la mère veut s’agenouiller devant son fils, comme ici le père devant sa fille. La même émotion se traduit dans les deux drames par le même geste.