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LA FAMILLE.

blement en agitant un sceptre, il doit mourir d’amour en embrassant son enfant.

À en croire les critiques à courte vue, la justice poétique exigeait ici un dénoûment heureux. Mais que faut-il entendre par dénoûment heureux ? Le poëte ne comprend pas le bonheur comme ces critiques. À ses yeux, la félicité ne consiste pas dans la longévité. Qu’est-ce que l’existence pour l’auteur d’Hamlet ? « C’est un jardin de mauvaises herbes qui montent en graine. » Les plus vives jouissances qu’on y trouve lui semblent « pesantes, fades, plates et stériles. » La terre lui fait l’effet d’un promontoire désolé ; le ciel, malgré les flammes d’or qui constellent son dais splendide, ne lui apparaît que comme un noir amas de vapeurs pestilentielles. Le monde, tel que le voit Shakespeare, n’est qu’une région sinistre où souffle le perpétuel ouragan des instincts et des éléments. C’est un sombre Golgotha que couvre un firmament implacable et où l’humanité crucifiée subit toutes les passions. Aussi, bien loin de plaindre ceux qui quittent avant l’heure un pareil monde, Shakespeare leur porte envie. Les privilégiés pour lui ne sont pas ceux qui restent, ce sont ceux qui s’en vont. Heureux ceux qui ont fini leur temps ! Pourquoi donc prolonger ici-bas l’agonie du roi Lear ? Le vieillard n’a-t-il pas assez souffert ? N’a-t-il pas été assez éprouvé, assez navré, assez torturé ? « Ah ! s’écrie le poëte, laissez-le partir ! C’est le haïr que vouloir sur la roue de cette rude vie l’étendre plus longtemps. »

O, let him pass ! he hates him
That would upon the rack of this rough world
Stretch him out longer.

Oui, par pitié, laissez mourir ce pauvre père. La mort pour lui n’est pas un châtiment, c’est la délivrance. Que ferait-il sur cette terre où sa fille n’a pu vivre ? Cordélia est là-haut : il va la rejoindre.


Hauteville-House, 14 juillet 1861.