Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1873, tome 12.djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

huit mille chevaux de l’avant-garde, lacérés par seize mille éperons, piétinent dans la boue sans pouvoir se dépêtrer. Pressés les uns contre les autres, ils se cabrent, s’accablent de ruades, et finissent par se renverser sur leurs cavaliers. L’énorme escadron, si splendide et si altier tout à l’heure sous ses pennons armoriés, n’est bientôt plus qu’un tas fangeux et sanglant de panoplies fracassées, de caparaçons en lambeaux, de lances et d’épées brisées, de cimiers bossués, de bassinets tordus, de cuirasses défoncées, d’où s’échappent des gémissements et des hennissements. Les miliciens anglais n’ont plus qu’à achever cette masse inerte d’agonisants ; ils passent en l’exterminant ; ils pénètrent jusqu’au second corps d’armée qui, pris dans le même étau, se laisse également écraser, et se trouvent enfin face à face avec l’arrière-garde, qui s’enfuit épouvantée. Cette besogne n’a duré que trois heures. Trois heures ont suffi pour enterrer dans la boue l’antique féodalité française !

Le poëte a reconnu la main divine dans cette merveilleuse victoire remportée par la hache sur la lance, par le piéton sur le chevalier, par l’homme du peuple sur l’homme d’armes. Voilà pourquoi, la bataille finie, il fait dire à son héros : « Ô Dieu ! ton bras était ici, et ce n’est pas à nous, mais à ton bras seul que nous attribuons tout. » Variante remarquable d’une parole historique : « Et entre temps que ces gens étoient occupez à devestir ceux qui étoient morts, le roy d’Angleterre appella le roy d’armes Montioye et avecque luy plusieurs autres héraults anglois et françois, et leur dit : Nous n’avons pas faict cette occision, ains a été Dieu tout-puissant, comme nous croyons, pour les péchés des François. » Shakespeare répète la phrase rapportée par Monstrelet, mais en rejetant ce qu’elle contient de blessant pour toute la nation vaincue. Retranchement significatif qui trahit