166 LES GENTILSHOMMES DE VÉRONE.
SILVIA. — Tu peux me supposer morte aussi ; car, soisen sûr, mon amour est enseveli dans sa tombe.
PROTÉE.— Douce dame, laissez-moi le tirer de terre.
SILVIA. — Va^t’en au sépulcre de ta dame et évoque son amour, ou, du moins, ensevelis ton amour avec le sien.
JULIA, a part. ’■— Il n’entend pas cela.
PROTÉE. — Madame, puisque votre cœur est si dur pour moi, accordez au moins votre portrait à mon amour, ce portrait qui est suspendu dans votre chambre ; je lui parlerai, je lui adresserai mes soupirs et mes larmes ; car, puisque la réalité de votre parfaite personne appartient à un autre, je ne suis qu’une ombre, et à votre ombre je consacrerai un amour réel.
JULIA, a part. — Si vous en possédiez la réalité, vous la tromperiez assurément et vous en feriez une ombre comme moi-même.
SILVIA. — J’ai le plus grand dégoût à être votre idole, Monsieur ; mais, comme le culte des ombres et l’adoration des formes mensongères s’accordent parfaitement . avec votre fausseté, envoyez chez moi demain matin, et je remettrai ce portrait, et là-dessus, bon sommeil.
PROTÉE. — Oui, un sommeil à peu près pareil à celui des malheureux qui attendent leur exécution pour le lendemain matin.
(Protée sort et Silvia se retire de sa fenêtre.)
JULIA. — Partons-nous, hôtelier ?
L’HÔTELIER.—Sur ma foi, j’étais complètement endormi.
JULIA. — Dites-moi, s’il vous plaît : où 1 oge messire Protée ?
L’HÔTELIER. — Chez moi, parbleu. Ma parole, je crois qu’il est p.vesque jour.
JULIA. — Non. Mais c’est bien en tout cas la nuit la plus longue et la plus accablante que j’aie jamais passée.
(Ils sortent !)