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LA SAUVAGE APPRIVOISÉE, ETC.

par la marche de l’action, par la disposition des scènes, exactement pareille à la comédie signée Shakespeare. En présence de cette analogie frappante, analogie qui va quelquefois jusqu’à l’identité des mots, la première pensée qui viendrait à l’esprit de tout lecteur impartial, c’est que la comédie imprimée en 1594 est du même auteur que la comédie imprimée en 1623. Tout lecteur impartial, sachant déjà que Shakespeare a refait beaucoup de ses pièces, Hamlet, le Roi Lear, Roméo et Juliette, les Joyeuses épouses de Windsor, le Roi Jean, etc., se dirait que le poëte a retouché également La Sauvage apprivoisée, et serait pénétré d’admiration en reconnaissant l’éclatante supériorité de l’œuvre remaniée sur l’œuvre primitive. Comment croire, en effet, que Shakespeare, dans toute la verdeur de son génie, se fût asservi à imiter servilement l’œuvre d’autrui ? — Que Shakespeare prenne la légende de Belleforest et la transforme dans Hamlet, qu’il prenne le conte de Cynthio et le transfigure dans Othello, c’est tout simple : il reste créateur et grand créateur. Mais qu’il dérobe une pièce de Marlowe, ou de Greene, ou de Kid, ou de je ne sais qui, qu’il la copie scène par scène, qu’il en répète littéralement les jeux de mots et les calembours, qu’il en reproduise le prologue sans même se donner la peine de changer les noms des personnages, qu’il en transcrive jusqu’au titre en se bornant à y substituer la particule a à la particule the et à dire The taming of the Shrew ; au lieu de The taming of a Shrew, alors Shakespeare n’est plus un créateur, c’est un plagiaire.

Il commet une véritable piraterie littéraire : il a volé non-seulement l’œuvre, mais la renommée d’un autre. Il peut faire une bonne contrefaçon, mais il a fait une mauvaise action.

Eh bien ! cette mauvaise action, qui le croirait ? Les critiques anglais se sont entendus pour l’attribuer à Shakespeare. Sans doute, me direz-vous, ces critiques sont les plus violents détracteurs du poëte, ses plus implacables ennemis. Erreur ! ce sont justement ses plus fervents admirateurs ! Ce sont ceux qui, en racontant sa vie, ont mis le plus de zèle à faire admirer le génie de l’écrivain et à faire aimer la probité de l’homme. Proh pudor !

Et quelles sont les raisons de ces commentateurs pour ternir d’une pareille imputation une des plus chères gloires du genre humain ? Ces raisons, je les ai consciencieusement cherchées et voici celles que j’ai pu parvenir à découvrir. On va voir de quelle valeur elles sont.

Le premier motif pour lequel, à en croire ces messieurs, la comédie publiée en 1594 ne peut pas être de Shakespeare, c’est qu’avant