Page:Shelley - Œuvres poétiques complètes, t1, 1885, trad. Rabbe.djvu/96

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excepté dans les profondeurs de son propre esprit. Une petite chaloupe flottant près du rivage frappa les regards de l’impatient voyageur. Elle était depuis longtemps abandonnée, car ses flancs étaient largement tailladés de nombreuses fentes, et ses frêles jointures étaient ballottées au gré des ondulations de la marée. Une impulsion irrésistible le poussait à s’embarquer et à aller au-devant de la mort solitaire sur le terrible désert de l’Océan ; car il savait bien que cette ombre puissante aime les cavernes visqueuses du populeux abîme.

Le jour était beau et ensoleillé ; la mer et le ciel buvaient son irradiation vivifiante, et le vent soufflait avec force du rivage, noircissant les vagues. Obéissant à l’ardeur de son âme, le voyageur sauta dans l’embarcation ; il suspendit son manteau flottant au mat nu, s’assit sur le banc solitaire et sentit le bateau fuir sur la mer tranquille, comme un nuage déchiré fuit devant l’ouragan.

Comme un navire, qui, dans une vision d’argent, obéissant à l’impulsion des brises parfumées, flotte sur des nuages resplendissants, aussi rapidement le bateau avec effort vola sur les eaux noires et plissées. Un tourbillon l’emportait avec de violentes rafales et une force entraînante à travers les blanches crêtes de la mer irritée. Les vagues montaient. Toujours plus haut et plus haut leurs cols farouches se tordaient sous le fouet de la tempête, comme des serpents se débattent sous l’étreinte d’un vautour. Lui, calme et joyeux dans cette formidable lutte de la vague fondant sur la vague, du coup de vent descendant sur le coup de vent, et du flot noir emporté sur le tourbillon qu’il efface dans sa sombre course, lui étais assis ! Comme si les génies de la tempête étaient les ministres charriés de le conduire à la lumière de ces