Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/107

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augustans : il voulait se convaincre jusqu’à quel point l’idée des maléfices s’était enracinée dans l’esprit de Néron et prévenir les conséquences qui pourraient en résulter.

Pétrone, qui connaissait bien Néron, se rendait compte que, tout en ne croyant pas à la sorcellerie, il ferait semblant d’y croire, ne fût-ce que pour tromper son propre chagrin, ou s’en venger sur quelqu’un, et surtout dans le but de dissiper certaines rumeurs tendant à montrer que les dieux commençaient à châtier ses crimes. Pétrone ne pensait pas que César eût pu aimer sincèrement sa propre enfant, bien qu’il manifestât une douleur aussi vive. Dans tous les cas, il ne doutait pas qu’il exagérât son affliction, et en cela il avait raison. Néron, les yeux obstinément fixés vers un point de l’espace, écoutait, avec un visage de pierre, les condoléances prodiguées par les sénateurs et les chevaliers. Il était visible que, si même il souffrait, il avait surtout souci de l’effet produit par son chagrin sur son entourage. Il jouait le rôle de Niobé, tel un acteur qui incarne sur la scène l’affliction paternelle. Toutefois, il ne put garder jusqu’au bout l’attitude rigide de la douleur silencieuse. Par moments, il faisait le geste de se jeter de la poussière sur la tête, ou bien poussait de sourds gémissements. Quand il aperçut Pétrone, il se redressa et d’une voix tragique, afin que tous pussent l’entendre :

— Eheu !… Toi aussi, tu es cause de sa mort ! C’est sous tes auspices qu’est entré dans ces murs l’esprit malfaisant qui, d’un regard, a sucé la vie de son cœur… Malheur à moi ! Je voudrais que jamais mes yeux n’eussent contemplé la lumière d’Hélios… Malheur à moi ! Eheu ! Eheu !…

Élevant la voix, il fit retentir la salle de ses cris de désespoir. Mais Pétrone résolut tout à coup de jouer, comme aux osselets, son va-tout : étendant la main, il arracha prestement le foulard de soie que Néron portait toujours au cou et lui en couvrit les lèvres.

— Seigneur, — dit-il avec solennité, — mets, dans ta douleur, le feu à Rome, mets le feu à l’univers entier, mais garde-nous ta voix !

Les assistants en furent suffoqués. Un instant, Néron lui-même en demeura stupéfait. Seul, Pétrone resta impassible. Il savait fort bien ce qu’il faisait : il se souvenait de l’ordre formel qu’avaient reçu Terpnos et Diodore de fermer la bouche de César chaque fois que sa voix pourrait avoir à souffrir d’une tension excessive.

— César, — reprit Pétrone sur le même ton solennel, — la perte que nous avons éprouvée est immense. Mais que du moins ce trésor nous en console !

Le visage de Néron trembla et, aussitôt après, des larmes coulèrent