Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/121

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avec ce vieillard, de Naples à Rome, et où j’ai perdu deux doigts à le défendre, ce qui, précisément, m’empêche d’écrire. Les brigands qui enlevèrent sa femme et ses enfants le frappèrent d’un coup de couteau. Je l’avais laissé mourant dans une auberge près de Minturnes et je l’ai pleuré longtemps. Hélas ! j’ai acquis la conviction qu’il vit encore et fait partie de la communauté chrétienne à Rome.

Vinicius, ne pouvant démêler la vérité dans cette histoire, et comprenant seulement que ce Glaucos semblait être un obstacle aux recherches, domina sa colère et dit :

— Puisque tu l’as défendu, il doit t’en avoir de la reconnaissance et t’aider.

— Ah ! noble tribun ! les dieux eux-mêmes ne sont pas toujours reconnaissants ; que dire des hommes ! Oui, il devrait m’être reconnaissant. Malheureusement, c’est un vieillard dont la raison est affaiblie et obscurcie par l’âge et les malheurs, si bien que, loin de me savoir gré, j’ai appris par ses coreligionnaires qu’il m’accusait de complicité avec les brigands et d’avoir été la cause de ses malheurs. Voilà comment il me récompense des deux doigts que j’ai perdus pour lui !

— Je suis bien sûr, gredin, que les choses se sont passées comme il les raconte, — dit Vinicius.

— Tu en sais alors plus que lui, — répliqua Chilon avec dignité, — car lui suppose seulement qu’il en a été ainsi, et c’est assez pour qu’il fasse appel aux chrétiens et se venge cruellement. Il le ferait sans nul doute, et avec l’aide des autres. Heureusement, il ignore mon nom et ne m’a pas reconnu dans la maison de prières où je l’ai rencontré. Quant à moi, je l’ai reconnu aussitôt et peu s’en est fallu que je me jette à son cou. J’ai été retenu par ma prudence et mon habitude de ne pas accomplir un seul acte avant d’y avoir réfléchi. Au sortir de la maison de prières, j’ai pris mes renseignements, et ceux qui le connaissent m’ont dit que cet homme avait été trahi par un compagnon de voyage sur la route de Naples… Sans cela, j’ignorerais complètement ce qu’il raconte.

— Tout cela m’importe peu ! Dis-moi ce que tu as vu dans cette maison de prières.

— Cela t’importe peu, seigneur, il est vrai ; mais, en ce qui me concerne, c’est aussi important pour moi que peut l’être ma propre peau. Comme je souhaite que ma doctrine me survive, je préfère renoncer à la récompense promise plutôt que de sacrifier ma vie à Mammon, sans lequel, en vrai philosophe, je saurai vivre et rechercher la divine vérité.