Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/128

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— Je l’aime de toute mon âme et de tout mon cœur, — répondit l’ouvrier.

— Et tes frères et tes sœurs ? et tous ceux qui t’ont enseigné la vérité et la foi dans le Christ ?

— Je les aime aussi, mon père.

— Alors, que la paix soit avec toi !

— Et avec toi aussi, mon père !

De nouveau un silence se fit, troublé seulement par le bruit des meules et le clapotis du fleuve.

Chilon, les yeux à la claire lune, se mit à parler d’une voix calme et grave de la mort du Christ. Il parlait comme s’il ne se fût pas adressé à Urbain, mais se fût rappelé cette mort à soi-même ou eût confié ce secret à la ville endormie. Il y avait là quelque chose d’émouvant et de solennel. L’ouvrier pleurait, et lorsque Chilon commença à gémir et à se lamenter de ce qu’au moment de la mort du Sauveur, personne ne se fût trouvé là pour le défendre, sinon contre le supplice de la croix, du moins contre les insultes des soldats et des Juifs, les poings formidables du barbare se crispèrent de regret et de rage contenue. La mort du Christ l’émouvait, mais à la pensée de cette foule qui avait outragé l’Agneau cloué à la croix, tout son être de simple tressaillait et il se sentait altéré d’une soif de sauvage vengeance.

Soudain, Chilon lui demanda :

— Urbain, sais-tu qui était Judas ?

— Je le sais ! Je le sais ! mais il s’est pendu !

Le ton de sa voix trahissait une sorte de regret que le traître se fût fait justice lui-même et ne pût ainsi tomber entre ses mains.

Chilon continua :

— Si pourtant il ne s’était pas pendu et que quelque chrétien le rencontrât, soit sur terre, soit sur mer, ne devrait-il pas venger le supplice, le sang et la mort du Sauveur ?

— Et qui donc ne les vengerait pas, mon père ?

— Que la paix soit avec toi, fidèle serviteur de l’Agneau ! Oui ! on peut pardonner ses propres offenses, mais qui donc a le droit de pardonner les offenses faites à Dieu ? De même qu’un serpent engendre un serpent, que de la méchanceté naît la méchanceté, de la trahison la trahison, ainsi, du venin de Judas est né un autre traître ; de même que l’un a livré le Sauveur aux Juifs et aux soldats romains, ses brebis seront livrées aux loups, par un autre, qui vit au milieu de nous ; et si personne ne prévient cette trahison, si personne n’écrase à temps la tête de ce serpent, c’en est fait de nous tous, et avec nous disparaîtra la gloire de l’Agneau.

Tandis que l’ouvrier le regardait avec une inquiétude inouïe, comme