Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/134

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C’est pourquoi il a ordonné d’offrir des sacrifices et des actions de grâces dans tous les temples ; et cet incident n’a fait qu’augmenter son désir d’aller en Achaïe. Pourtant, ces derniers jours, il m’a manifesté ses craintes sur ce que pourrait en penser le peuple romain ; il a peur qu’il se soulève, d’abord en raison de son amour pour lui, et ensuite par crainte qu’une longue absence le prive des distributions de blé et des spectacles.

« Néanmoins, nous partons pour Bénévent, afin d’y goûter les splendeurs, bien dignes d’un savetier, par lesquelles Vatinius veut se distinguer, et de là, sous la protection des divins frères d’Hélène, pour la Grèce. J’ai, quant à moi, remarqué une chose, c’est qu’au contact des fous, on devient fou soi-même ; bien mieux : on trouve aux folies un certain attrait. La Grèce et ce voyage avec accompagnement de mille cithares, cette sorte de marche triomphale de Bacchus escorté de nymphes et de bacchantes couronnées de myrtes verdoyants et de pampre, ces chariots traînés par des tigres, ces fleurs, ces thyrses, ces guirlandes, ces cris d’« Evohé ! », cette musique, cette poésie, et toute l’Hellade qui applaudit, tout cela est déjà très bien, mais nous nourrissons des projets plus audacieux encore. L’envie nous prend de fonder quelque féerique empire d’Orient, empire des palmiers, du soleil, de la poésie et de la réalité métamorphosée en rêve, de la vie transformée en perpétuelle jouissance. Nous voulons oublier Rome et fixer le centre du monde quelque part entre la Grèce, l’Asie et l’Égypte ; vivre, non de la vie des hommes, mais de celle des dieux ; ignorer tout souci quotidien ; errer par l’Archipel, sur des galères d’or, à l’ombre de voiles de pourpre ; être, en une seule personne, Apollon, Osiris et Baal ; nous roser d’aurore, nous dorer de soleil, nous argenter de lune ; régner, chanter, rêver… Et croirais-tu qu’ayant encore pour un sesterce de sens commun et un as de jugement, je me laisse gagner moi-même à ces idées fantasques ; et je m’y laisse gagner parce que, pour si impraticables qu’elles soient, elles ont du moins de la grandeur et de l’originalité. Un tel royaume féerique, quoi qu’on en dise, apparaîtrait dans les siècles lointains comme un rêve merveilleux. Si Vénus ne prend la figure d’une Lygie, ou tout au moins celle d’une esclave comme Eunice, et si la vie n’est pas embellie par l’art, cette existence restera vide par elle-même, avec une face simiesque. Mais ce n’est pas Barbe-d’Airain qui réalisera ces conceptions ; dans ce fabuleux royaume de la poésie de l’Orient, il ne devrait y avoir de place ni pour la trahison, ni pour la mort, et en lui, sous les apparences d’un poète, réside un médiocre cabotin et se cache un plat tyran.

« En attendant, voici que nous étranglons les gens pour peu qu’ils nous gênent ; ce pauvre Torquatus Silanus est déjà parmi les ombres, il s’est ouvert les veines ces derniers jours. Lecanius et Licinius n’acceptent le consulat qu’en tremblant. Le vieux Thraséas ose trop rester honnête pour échapper à la mort. Et moi, Tigellin n’a pu jusqu’ici obtenir l’ordre qui m’enjoindrait de m’ouvrir les veines : je suis encore nécessaire, non seulement