Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/170

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fût consommée. Il te conserve la vie pour que tu puisses faire un retour sur toi-même. Celui devant qui tout homme n’est que poussière t’a livré sans défense entre nos mains ; mais le Christ, en qui nous avons foi, nous ordonne d’aimer nos ennemis. Nous avons donc pansé tes blessures et, comme te l’a dit Lygie, nous prions Dieu qu’il te rende la santé ; mais nous ne pouvons veiller sur toi plus longtemps. Demeure en paix et songe si tu dois continuer à persécuter Lygie, privée par ta faute de ses protecteurs et de son toit, et nous-mêmes, qui t’avons rendu le bien pour le mal.

— Vous voulez m’abandonner ? — demanda Vinicius.

— Nous voulons abandonner cette maison, où pourrait nous atteindre la persécution du préfet de la ville. Ton compagnon a été tué, et toi, considéré comme puissant parmi les tiens, tu es blessé. Ce qui est arrivé n’est pas de notre faute, mais c’est nous que frapperait la rigueur des lois…

— Ne craignez pas les représailles, — protesta Vinicius. — Je vous protégerai.

Crispus ne voulut pas lui répondre qu’il ne s’agissait pas seulement du préfet et de la police, mais qu’on se défiait aussi de lui et qu’on voulait protéger Lygie contre toute tentative ultérieure de sa part.

— Seigneur, — reprit-il, — ta main droite est valide. Voici des tablettes et un style : écris à tes serviteurs de venir ce soir avec une litière pour te transporter dans ta maison, où tu seras mieux qu’au sein de notre pauvreté. Ici, tu es chez une humble veuve, qui ne va pas tarder à rentrer avec son fils ; celui-ci portera ta lettre ; pour nous, il nous faut chercher un autre refuge.

Vinicius pâlit. Il comprit qu’on voulait le séparer de Lygie et que, s’il la perdait de nouveau, peut-être ne la reverrait-il jamais… Il voyait nettement, il est vrai, qu’entre elle et lui s’était passé quelque chose de grave et que, s’il voulait la conquérir, il lui fallait chercher d’autres voies auxquelles il n’avait pas eu le temps de songer. Il se rendait compte également que tout ce qu’il pourrait dire à ces gens, — leur promettre, par exemple, de rendre Lygie à Pomponia Græcina, — serait vain, car ils avaient droit de ne pas le croire, et ils ne le croiraient pas en effet. Il eût pu agir ainsi depuis longtemps : au lieu de persécuter Lygie, venir trouver Pomponia et lui dire qu’il cesserait de la poursuivre. Alors, Pomponia elle-même eût retrouvé la jeune fille et l’eût ramenée chez elle. Non, il sentait bien que toutes ces promesses ne les retiendraient pas ; que, de sa part, un serment solennel serait d’autant moins accueilli que, n’étant pas chrétien, il ne pourrait jurer que par les dieux immortels, auxquels lui-même