Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/172

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dois de la reconnaissance et tu me parais bon et juste ; mais tu me caches le fond de ta pensée. Tu crains que j’appelle mes esclaves et que je leur enjoigne d’enlever Lygie, n’est-ce pas ?

— Oui, — déclara Crispus avec quelque sévérité.

— Remarque donc ceci. Je parlerai à Chilon en votre présence ; j’écrirai devant vous la lettre annonçant mon départ ; et je n’aurai pas d’autres messagers que vous… Réfléchis bien et ne m’irrite pas davantage.

Exaspéré, le visage crispé de colère, il reprit avec emportement :

— Croyais-tu donc que j’allais nier le désir que j’ai de rester ici pour la voir ?… N’importe quel sot l’aurait compris, même malgré mes dénégations. Mais je ne veux plus la prendre de force… J’ajouterai que, si elle ne reste pas ici, de cette main valide j’arracherai mes bandages, je ne prendrai aucune nourriture, aucune boisson. Et que ma mort retombe sur toi et sur tes frères ! Pourquoi m’as-tu pansé ? Pourquoi ne m’as-tu pas laissé mourir ?

Il pâlit de rage et de faiblesse. Lygie qui, de la chambre voisine, avait entendu toute cette conversation et ne doutait pas qu’il agirait comme il avait dit, s’effraya de ses menaces. Pour rien au monde elle n’eût voulu le voir mourir. Blessé, désarmé, il lui inspirait de la pitié, non de la crainte. Vivant depuis sa fuite au milieu de gens continuellement sous l’effet de l’extase religieuse, ne songeant qu’au sacrifice, à l’abnégation, à la miséricorde infinie, elle était elle-même pénétrée de ces sentiments qui remplaçaient pour elle la maison, la famille, le bonheur disparu et la transformaient en l’une de ces vierges chrétiennes qui devaient plus tard régénérer l’âme usée de l’univers. Vinicius avait joué un trop grand rôle dans sa destinée pour qu’elle pût l’oublier. Elle pensait à lui durant des journées entières et souvent elle avait supplié Dieu pour que vînt l’heure où, suivant la doctrine qu’elle professait, elle pourrait rendre à Vinicius le bien pour le mal, la sympathie en retour de la persécution, le vaincre, l’amener au Christ, le sauver. Et il lui semblait que ce moment était venu, que sa prière avait été exaucée.

Le visage inspiré, elle s’approcha de Crispus et se mit à parler comme si une autre voix eût parlé par sa bouche :

— Crispus, gardons-le parmi nous, et ne le quittons pas tant que le Christ ne l’aura pas guéri.

Le vieux pasteur était habitué à voir en tout l’inspiration divine ; en présence de cette exaltation, il crut que la puissance suprême pouvait se manifester par la bouche de Lygie ; il s’émut et baissa sa tête blanche :

— Qu’il soit fait ainsi que tu dis, — approuva-t-il.