Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/209

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ma douleur est bien plus grande encore que tu ne le supposes…

« Quant à mes esclaves, non seulement le pardon que je leur accordai ne les corrompit point et n’affaiblit pas chez eux la discipline, mais jamais la menace du châtiment ne stimula leur zèle autant que le fit la gratitude. Non seulement ils me servent, mais il me semble que c’est à qui devinera mes désirs. Si je t’en parle, c’est uniquement parce que, la veille du jour où je quittai les chrétiens, comme j’objectais à Paul que la conséquence de sa doctrine serait de faire éclater le monde comme un tonneau démuni de ses cercles, il me répondit : « L’amour est un lien plus solide que la terreur. » Et maintenant, je reconnais que, dans certaines circonstances, cette maxime peut être juste. Je l’ai contrôlée également d’ailleurs dans mes rapports avec mes clients qui, dès la nouvelle de mon retour, accoururent me saluer. Jamais, tu le sais, je ne me suis montré trop avare avec eux ; mais mon père déjà les traitait avec hauteur, et il m’a appris à faire de même. Eh bien ! maintenant, à la vue de ces manteaux râpés et de ces faces ravagées, j’éprouvai de nouveau de la pitié. Je leur fis donner à manger ; bien plus, je m’entretins avec eux, j’en appelai plusieurs par leur nom, j’en questionnai d’autres sur leurs femmes et leurs enfants et, là encore, j’aperçus des larmes dans les yeux, et il me sembla que de nouveau Lygie voyait cela, s’en réjouissait et m’encourageait… Est-ce mon esprit qui se met à déraisonner, ou l’amour qui trouble mes sens, je n’en sais rien ; mais je sais bien que j’éprouve sans cesse la sensation de ses regards fixés sur moi de loin et que je n’ose rien faire qui puisse l’attrister ou l’offenser.

« Oui, Caïus, on a transformé mon âme. En certains cas je m’en trouve bien, et d’autres fois je me tourmente à la pensée qu’on m’a ôté tout mon ancien courage, toute mon énergie d’autrefois et que, peut-être, on m’a rendu inapte non seulement aux conseils, au tribunal, aux festins, mais encore à la guerre. À coup sûr, ce sont des sortilèges.

« Je te dirai aussi ce qui m’est venu à l’esprit durant ma maladie : si Lygie avait ressemblé à Nigidia, à Poppée, à Crispinilla, et à tant d’autres de nos divorcées, si elle avait été aussi impudente, aussi impitoyable et aussi débauchée qu’elles, je ne l’aurais pas aimée comme je l’aime. Mais puisque je l’aime à cause de ce qui me sépare d’elle, tu peux juger quel chaos il y a dans mon âme, vers quelles ténèbres je m’avance, à quel point ma route est incertaine et combien j’ignore ce qu’il me faut faire. Si l’on pouvait comparer la vie à une source, je dirais qu’il coule dans la mienne de l’inquiétude et non de l’eau. Je vis dans l’espoir de la revoir, et parfois il me semble que ce jour doit venir. Sera-ce dans un an, dans deux ? Je n’en sais rien et ne puis le prévoir.

« Je ne quitterai pas Rome. Je ne pourrais souffrir la société des augustans ; de plus, dans mon chagrin et dans mon inquiétude, une seule pensée me réconforte : c’est que je suis près de Lygie ; que, par le médecin Glaucos, qui a promis de venir me voir, ou par Paul de Tarse, j’entendrai peut-être parler d’elle. Non, je ne quitterais pas Rome, même si