Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/216

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il s’aperçut qu’en ce moment même il songeait à Lygie, à elle seule.

— Eunice, ma divine, — murmura Pétrone, — donne l’ordre de nous apporter des couronnes et à déjeuner.

Eunice sortit… Il continua en s’adressant à Vinicius :

— J’ai voulu l’affranchir, et sais-tu ce qu’elle m’a répondu ? « J’aime mieux être ton esclave que l’épouse de César. » Alors, je l’ai affranchie à son insu. Le préteur, pour me complaire, a bien voulu ne pas exiger sa présence. Elle ignore qu’elle est libre, elle ignore aussi que si je meurs, cette maison et tous mes bijoux, sauf les gemmes, sont sa propriété.

Il se leva, déambula par la salle :

— L’amour, — poursuivit-il, — transforme les gens, les uns plus, les autres moins. Il m’a transformé, moi aussi. J’aimais jadis le parfum de la verveine, mais Eunice préférant les violettes, je me suis mis à les aimer plus que toute autre fleur, et, depuis le retour du printemps, nous ne respirons que des violettes.

Il s’arrêta devant Vinicius et lui demanda :

— Et toi ? tu t’en tiens toujours au nard ?

— Laisse-moi, — répliqua le jeune homme.

— J’ai voulu te montrer Eunice et je te parle d’elle parce que peut-être tu cherches bien loin ce qui est tout près. Un cœur fidèle et simple peut battre pour toi dans les cubicules de tes esclaves. Applique ce baume sur tes blessures. Tu dis que Lygie t’aime ; c’est possible, mais qu’est-ce qu’un amour qui se refuse ? N’est-ce pas une preuve qu’il y a quelque chose de plus fort que lui ? Non, mon cher, Lygie n’est pas Eunice.

Mais Vinicius de répliquer :

— Tout n’est qu’un même tourment. Je t’ai vu couvrir de baisers les épaules d’Eunice ; aussitôt j’ai pensé que si Lygie m’avait découvert les siennes, la terre aurait pu s’entrouvrir. Mais à cette idée, une sorte de crainte s’est emparée de moi, comme si je m’étais attaqué à une vestale, ou que j’aie voulu souiller une divinité… Lygie n’est pas Eunice. Mais leur différence m’apparaît tout autre qu’à toi. L’amour a modifié ton odorat et tu préfères aujourd’hui les violettes à la verveine. Moi, il m’a transformé l’âme. Et, malgré ma misère et ma passion, je préfère que Lygie soit ce qu’elle est et ne ressemble pas aux autres femmes.

Pétrone haussa les épaules.

— Alors, tu n’as pas à te plaindre. Mais moi, je ne puis le comprendre.

Vinicius répondit avec chaleur :

— Oui ! oui ! nous ne pouvons plus nous comprendre.

Un silence suivit.