Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/235

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les chrétiens, avec leur miséricorde et leur morne croyance ? N’était-il pas grand temps de secouer tout cela ? N’était-il pas grand temps de se remettre à vivre comme tout le monde ? Quant au parti que prendrait ensuite Lygie, comment elle concilierait sa nouvelle situation avec sa doctrine, c’était là chose secondaire, sans réelle importance ! Avant tout, elle serait à lui, pas plus tard qu’aujourd’hui. Et puis, savoir si, avec toute sa doctrine, elle ne serait pas séduite au contact d’un monde nouveau, fait de luxe et de plaisir. Et cela pouvait se réaliser aujourd’hui même. Il suffisait de retenir Chilon et de donner des ordres, la nuit venue. Et il en résulterait un bonheur sans fin !

« Qu’a été ma vie ? — songea Vinicius. — Une souffrance, une passion inassouvie et une série de questions demeurées sans réponse. De la sorte, tout sera rompu, tout sera terminé ! » À vrai dire, il se souvint qu’il avait juré de ne plus porter la main sur elle. Mais sur quoi avait-il juré ? Pas sur les dieux, puisqu’il n’y croyait plus. Ni sur le Christ, puisqu’il n’y croyait pas encore. D’ailleurs, si elle se jugeait offensée, il l’épouserait et lui donnerait ainsi satisfaction. Oui, il s’y sentait obligé, puisque c’était à elle qu’il devait la vie.

Il se rappela alors le jour où, avec Croton, il avait pénétré dans son asile ; il se rappela le poing d’Ursus levé sur sa tête et tout ce qui s’en était suivi. Il la vit penchée sur la couche où il était étendu, vêtue comme une esclave, belle comme une divinité bienfaisante et vénérée. Malgré lui, ses yeux se tournèrent vers le lararium, vers cette petite croix qu’elle lui avait laissée en le quittant. La récompenserait-il donc de tout cela par un nouvel attentat ? La traînerait-il par les cheveux au cubicule, comme une esclave ? Et comment pourrait-il le faire, puisqu’il n’avait pas uniquement le désir de la posséder, mais qu’il l’aimait, et qu’il l’aimait justement telle quelle, comme elle était ? Et soudain, il sentit qu’il ne lui suffisait pas de l’avoir chez lui, telle qu’une esclave, et de la tenir dans ses bras ; son amour exigeait davantage : sa volonté à elle, son amour, son âme. Que bénie soit cette demeure, si elle y entrait de plein gré, et bénis cet instant, ce jour, bénie la vie ! Alors leur bonheur à tous deux serait vaste comme une mer sans limites et lumineux comme le soleil. Mais l’enlever de force, ce serait tuer à jamais ce bonheur, et, par là même, détruire et souiller tout ce qu’il y a dans la vie de plus précieux et de plus cher.

À présent, rien que d’y penser l’indignait. Il regarda Chilon qui, en l’examinant, avait glissé la main sous ses loques pour se gratter avec inquiétude. Il éprouva un indicible dégoût et l’envie le prit d’écraser son ancien complice comme on écrase un ver ou un serpent venimeux. Son parti était pris ; et comme il ne pouvait