Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/400

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en allèrent pour ne point manquer le festin, et il ne resta là que quelques hommes retenus, non point par la curiosité, mais par la commisération pour les victimes prochaines, et qui se dissimulaient dans les passages et les bas-côtés. Pendant ce temps, des esclaves ratissaient l’arène et creusaient des trous dont la première rangée était à quelques pas seulement du podium de César. Du dehors venaient les rumeurs de la multitude, les cris et les applaudissements ; à l’intérieur, avec une hâte fébrile, on achevait les préparatifs des supplices nouveaux. Les cunicules s’ouvrirent et toutes leurs bouches vomirent sur l’arène des fournées de chrétiens entièrement nus portant des croix sur les épaules. Toute l’arène en fut remplie. Des vieillards s’avançaient, courbés sous le poids des poutres ; à côté d’eux marchaient des hommes dans la force de l’âge, des femmes aux cheveux dénoués dont elles s’efforçaient de couvrir leur nudité, des adolescents, jusqu’à des petits enfants. La plupart des victimes et des croix étaient couronnées de fleurs. La valetaille du cirque cinglait les infortunés à coups de fouet, les forçant à déposer leur croix en regard des trous déjà creusés et à se tenir à côté. Ainsi devaient mourir ceux qu’au premier jour des jeux on n’était point parvenu à livrer aux chiens et aux bêtes féroces. Les esclaves noirs étendaient les chrétiens sur les croix, puis leur clouaient les mains aux traverses avec zèle et entrain, afin que tout fût prêt pour le moment où les spectateurs regagneraient leurs places. L’amphithéâtre entier résonna du choc des marteaux, dont l’écho répercuté par les rangées de sièges se propagea jusqu’à l’espace qui entourait l’amphithéâtre et la tente où César recevait les vestales et ses amis. Ici, on buvait du vin, on se moquait de Chilon et l’on chuchotait des propos équivoques à l’oreille des vestales, tandis que sur l’arène on se hâtait : les clous s’enfonçaient dans les mains et dans les pieds des chrétiens, les pelles résonnaient et les cavités où se dressaient les croix se comblaient de terre.

Parmi les victimes toutes prêtes était Crispus. Les lions n’avaient point eu le temps de le déchirer et il avait été réservé pour la croix. Lui, disposé toujours à la mort, se réjouissait à la pensée qu’enfin son heure était venue. Sauf les reins, ceints d’une guirlande de lierre, son corps décharné était nu ; sur sa tête, on avait posé une couronne de roses. Ses yeux brillaient toujours de la même énergie irréductible et sous la couronne apparaissait le même visage fanatique et implacable. Son cœur n’avait point changé : ainsi que dans le cunicule, il menaçait de la colère divine ses frères cousus dans des peaux de bêtes ; à cette heure, au lieu de les consoler, il les menaçait :

— Remerciez le Sauveur ! — clamait-il. — Il vous permet de mourir