Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/403

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À ce moment, Crispus, pendu en face de lui, ouvrit les yeux et l’aperçut. Son visage eut de nouveau une expression si implacable, son regard s’alluma si terrible que les augustans se mirent à chuchoter entre eux en le désignant du doigt, et qu’enfin César lui-même tourna son attention vers lui et approcha lentement l’émeraude de son œil. Il y eut un silence. Tous les regards étaient fixés sur Crispus qui faisait des efforts pour arracher du bois sa main droite.

Puis, la poitrine du crucifié s’enfla, les côtes saillirent, et il cria :

— Matricide ! Malheur à toi !

Entendant cette accusation jetée à la face du maître de l’univers, devant la multitude, les augustans retinrent leur souffle. Chilon perdit connaissance. César tressaillit et laissa tomber son émeraude. Le peuple lui-même était oppressé, et la voix formidable de Crispus retentissait toujours dans l’amphithéâtre :

— Malheur à toi, assassin de ta mère et de ton frère ! Malheur à toi, Antéchrist ! L’abîme est ouvert sous tes pieds, la mort te tend les bras, et le tombeau te guette ! Malheur à toi, cadavre vivant, car tu mourras dans l’épouvante et tu seras damné pour l’éternité !…

Impuissant à arracher sa main clouée au bois, atrocement éployé, semblable à un squelette vivant, implacable comme le destin, il agitait sa barbe blanche au-dessus du podium impérial, secouant, éparpillant les pétales des roses qui le couronnaient.

— Malheur à toi ! assassin ! La mesure est comble ! Ton heure est proche !

Il fit un dernier effort : un instant il sembla qu’il allait délivrer sa main captive et la brandir vers César. Mais soudain ses bras s’allongèrent davantage, tout son corps s’affaissa, sa tête retomba sur sa poitrine, et il expira.

Dans la forêt de croix les crucifiés les plus faibles s’endormaient du dernier sommeil.


Chapitre LIX.

— Seigneur, — disait Chilon, — maintenant la mer est comme de l’huile d’olive, les flots semblent sommeiller… Partons pour l’Achaïe. Là t’attend la gloire d’un Apollon ; là te seront offerts couronnes et triomphes ; là, les hommes te déifieront, et les dieux te recevront pour leur hôte et leur égal. Tandis qu’ici, seigneur…