Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/42

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une question. Pourquoi n’as-tu pas fait envoyer Lygie directement chez moi ?

— Parce que César veut sauver les apparences : l’aventure fera du bruit et on en parlera dans Rome : mais, puisque nous reprenons Lygie comme otage, tant qu’on en clabaudera, elle restera dans le palais de César. Ensuite on te l’expédiera sans bruit et tout en sera dit. Barbe-d’Airain est un chien poltron. Il sait que sa puissance est illimitée, mais il n’en cherche pas moins un prétexte à l’appui de chacun de ses actes. Es-tu suffisamment apaisé pour philosopher un peu ? Souvent je me suis demandé pourquoi le crime, bien qu’aussi puissant que César et, comme lui, sûr de l’impunité, cherche toujours à se couvrir de légalité, de justice et de vertu… À quoi bon cette peine ? À mon avis, tuer son frère, sa mère et sa femme, c’est là chose plus digne d’un roitelet d’Asie que d’un empereur romain ; si cela m’arrivait, à moi, je ne prendrais pas la peine d’écrire au Sénat des lettres justificatives…, et Néron en a écrit. Néron veut sauver les apparences, parce que Néron est lâche. Tibère, par exemple, ne l’était pas, et pourtant il a cherché à justifier chacun de ses forfaits. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi cet hommage étrange et involontaire du vice à la vertu ? Sais-tu ce que je crois ? C’est que le crime est laid, tandis que la vertu est belle. Ergo, le véritable esthète est en même temps un homme vertueux. Ergo, moi je suis vertueux. Il me faudra faire une libation aujourd’hui aux ombres de Protagoras, de Prodicus et de Gorgias. C’est à croire que les sophistes mêmes peuvent servir à quelque chose. Mais écoute, je continue. J’ai enlevé Lygie aux Aulus pour te la donner. Parfait. Or, Lysippe eût fait de vous un groupe admirable. Vous êtes beaux tous deux : donc mon action est belle, et, étant belle, elle ne peut être mauvaise. Regarde bien, Marcus ! Tu vois, assise devant toi, la vertu incarnée en Pétrone ! Si Aristide vivait encore, il devrait venir me trouver et m’apporter cent mines pour prix d’un abrégé de philosophie sur la vertu.

Mais Vinicius, plus intéressé de la réalité que par toutes ces considérations sur la vertu, dit :

— Demain, je verrai Lygie, et ensuite je l’aurai dans ma maison tous les jours, sans cesse et jusqu’à ma mort !

— Toi, tu auras Lygie, et moi, j’aurai Aulus sur le dos. Il appellera sur moi la vengeance de tous les dieux infernaux. Si au moins l’animal prenait d’abord une bonne leçon de déclamation !… Mais non, il se mettra à m’invectiver, comme mon ancien portier injuriait mes clients, si bien que j’ai été forcé de l’expédier aux ergastules.

— Aulus est venu chez moi. Je lui ai promis de lui donner des nouvelles de Lygie.