Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/436

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assoupi recommençait à hurler dans son âme. La volonté de sauver Lygie à tout prix s’était de nouveau emparée de lui. De grand matin, il avait tenté de pénétrer dans les cunicules pour savoir si elle s’y trouvait. Mais les prétoriens surveillaient toutes les issues, et ni ses prières, ni son or n’avaient pu fléchir même ceux des soldats qui le connaissaient. Il lui semblait que l’incertitude le tuerait avant même qu’il ne vît le spectacle. Au fond de son cœur palpitait encore un reste d’espoir : peut-être Lygie ne se trouvait-elle pas parmi les condamnées, peut-être toutes ses terreurs étaient-elles vaines. Par instants, il s’accrochait de toutes ses forces à cette idée. Il se disait que le Christ pourrait appeler Lygie à Lui de la prison et ne pas permettre qu’elle fût torturée sur l’arène. Naguère, il se soumettait en tout à sa volonté ; mais à présent que, repoussé de la porte du cunicule, il était revenu prendre place dans l’amphithéâtre, et qu’il comprenait, aux regards curieux pesant sur lui, la possibilité des suppositions les plus effroyables, il L’implorait avec une véhémence passionnée, presque menaçante : « Tu as le pouvoir de la sauver, — répétait-il en serrant convulsivement les mains. — Tu en as le pouvoir ! » Certes, jamais il ne s’était douté que cet instant de réalité pût être aussi atroce. Actuellement il ne se rendait pas compte de ce qui se passait en lui ; cependant il sentait que s’il devait assister au supplice de Lygie, son amour pour le Christ se changerait en haine et sa foi en désespoir. Et la peur d’offenser ce Christ qu’il suppliait l’écrasait. Il ne demandait plus qu’elle vécût : il voulait seulement qu’elle mourût avant qu’on la traînât sur l’arène ; et de l’abîme de sa douleur montait cette prière : « Ne me refuse pas cela, rien que cela, et je t’aimerai mille fois plus que je ne t’ai aimé jusqu’ici. »

Enfin, ses pensées se déchaînèrent comme les flots soulevés par la rafale. Il se sentit altéré de vengeance et de sang. Une tentation folle le prenait de se ruer sur Néron et de l’étrangler devant toute l’assistance. En même temps, il comprenait que ce seul désir était une nouvelle offense au Christ et une violation de ses commandements. Par instants, des lueurs d’espoir traversaient son cerveau : toutes ces choses devant lesquelles tremblait son âme seraient encore détournées par une main toute-puissante et miséricordieuse. Mais cet espoir s’éteignit aussitôt dans une affliction sans bornes : Celui qui, d’un seul mot, eût pu faire s’effondrer le cirque et sauver Lygie, l’avait abandonnée, bien qu’elle l’adorât de toutes les forces de son âme pure. Et il songeait que maintenant elle était là, dans ce cunicule obscur, proie sans défense à la bestialité des gardiens, que peut-être elle n’avait plus qu’un souffle, tandis que lui-même, morne et impuissant, attendait dans cet atroce amphithéâtre, sans même savoir