Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/451

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s’étaient épuisées dans les voyages et le labeur ; et quand enfin, dans cette ville qui était la tête du monde, il avait édifié l’œuvre du Maître, le souffle embrasé du mal avait consumé cette œuvre. Et maintenant il fallait recommencer la lutte. Et quelle lutte ! D’un côté, César, le Sénat, le peuple, des légions étreignant d’un anneau de fer le monde entier, des villes innombrables, d’innombrables territoires, une puissance telle que jamais l’œil humain n’en avait contemplé de semblable, — et de l’autre, lui, tellement courbé par l’âge et par la tâche, que ses mains branlantes avaient peine à soulever son bâton de voyageur.

Et il se disait que ce n’était point à lui à se mesurer avec le César de Rome, et que Christ seul pouvait accomplir cette œuvre.

Toutes ces pensées se heurtaient dans sa tête, tandis qu’il écoutait les exhortations de la dernière poignée de fidèles. Et eux, l’entourant d’un cercle toujours plus étroit, lui répétaient d’une voix suppliante :

— Cache-toi, rabbi, et sauve-nous de la puissance de la Bête !

Enfin, Linus inclina devant lui sa tête torturée :

— Maître, — observa-t-il, — le Sauveur t’a dit : « Pais mes agneaux ! » Mais les agneaux ne sont plus, ou seront exterminés demain. Retourne là où tu pourras en retrouver. La parole divine est vivante encore à Jérusalem, à Antioche, à Ephèse et dans les autres cités. Pourquoi rester à Rome ? Si tu péris, tu achèveras ainsi le triomphe de la Bête. À Jean, le Seigneur n’a point marqué le terme de la vie ; Paul est citoyen romain et ils ne peuvent le frapper sans le juger. Mais si la force infernale s’abat sur toi, notre maître, alors ceux en qui déjà le cœur est ébranlé diront : « Qui donc est au-dessus de Néron ? » Tu es la pierre sur laquelle est édifiée l’Église de Dieu. Laisse-nous mourir, mais ne permets pas à l’Antéchrist d’être victorieux du Vicaire de Dieu, et ne reviens pas avant que Dieu ait anéanti celui qui a fait couler le sang des victimes.

— Vois nos larmes, — reprirent les autres.

Les pleurs baignaient le visage de Pierre. Il se redressa, étendit les mains au-dessus des fidèles agenouillés et dit :

— Que le nom du Seigneur soit glorifié, et que Sa volonté soit faite !