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Page:Simon - Gaston Chambrun, 1923.djvu/19

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GASTON CHAMBRUN

laisser accomplir. Ici, près de moi, à peine, pourrais-tu gagner ta vie.

Jusqu’à ce jour, je t’ai laissé ignorer les pertes que j’ai subies, dans l’espérance que des jours meilleurs viendraient à luire et ramèneraient la prospérité sous notre toit, avant ton retour parmi nous. Mon attente a été déçue. À peine puis-je pourvoir à la subsistance de ton frère et à la nôtre, ta mère et moi ; encore ne le dois-je qu’à l’amitié fidèle et reconnaissante d’un cœur généreux.

Là-bas, tu as devant toi un avenir ouvert. Ton patron à qui je me suis adressé a bien voulu me répondre et m’affirmer que tu aurais des chances sérieuses, dans deux ans, d’obtenir le diplôme d’ingénieur civil et peut-être mieux encore, avec le temps. En tous cas, même actuellement, tu possèdes une aisance que tu ne retrouverais jamais chez nous. Et si tu réussis à l’examen, comme le fait espérer ton directeur, ne sera-ce pas un honneur pour notre famille et pour moi une douce récompense des sacrifices que j’ai consentis pour ton instruction ?

Mon fils, sache-le bien, en toi réside la seule consolation de ma vie… Je te dois, aujourd’hui, l’aveu de notre situation : la maison qui nous abrite, la terre qui nous fait vivre, ne sont plus mon bien. J’ai dû les aliéner pour faire honneur à ma signature.

J’en garde la jouissance, grâce à une libéralité rare, mais je n’ai plus rien à vous laisser en héritage. C’est mon ami, Monsieur Richstone, qui est venu à mon secours. Ses affaires sont florissantes ; aussi, tant par fidélité à la vieille amitié qui nous unit, que par reconnaissance pour ton sauvetage d’Aurélia, il a eu la délicatesse de me racheter mon bien, en m’en conservant l’usufruit, peut-être ma vie durant ; nos ressources sont minimes et c’est à lui que nous devons notre modeste et précaire sécurité.

Et vois-tu, de ce côté-là, peut encore se lever pour nous toute une espérance. Deviens ingénieur… À juste droit, Monsieur Richstone a de l’ambition pour sa fille : et ta mère m’affirme que la petite Aurélia n’a pas oublié son bienfaiteur et qu’avec bonheur elle accepterait la main sur laquelle, le soir du sauvetage, elle déposa un long et tendre baiser. Je ne m’arrêterai pas à te dépeindre ses charmes tant physiques que moraux ; mieux que moi, sans doute, tu as été à même de les apprécier.

Tu m’as compris. Je ne doute pas de ton cœur de fils ; c’est pourquoi, sûrs de trouver en toi notre consolation, ta mère et moi, nous t’envoyons notre bénédiction avec nos tendresses.

Ton père qui t’aime,
Alphée Chambrun.

La lettre glissa des mains de Gaston. Un chaos de pensées confuses et contradictoires tourbillonna dans son cerveau. Tout d’abord, la nouvelle subite de la détresse de ses parents lui étreignit le cœur. Il savait trop ce qu’un tel aveu avait dû coûter à l’orgueil de son père, pour ne pas comprendre, que l’épreuve, qui l’atteignait, était plus douloureuse encore, que ne le faisaient entendre les termes employés.

Mais pourquoi ses parents n’avaient-ils point foi en lui et ne comptaient-ils pas sur sa présence auprès d’eux pour adoucir leur détresse et remédier à leur ruine ? N’était-il point jeune, actif, dévoué, prêt à lutter contre la mauvaise fortune ?…

Pourtant, si son retour eût été la solution des difficultés, son père, sans doute, le lui aurait dit et l’eût bien vite rappelé au foyer ; mais non, c’était le contraire qui avait lieu… enfreindrait-il l’arrêt, qu’avait prononcé la sagesse paternelle, après mûres réflexions ?…

D’ailleurs, quel labeur lucratif s’offrait-il à lui au Val de la Pommeraie ?… Il le cherchait en vain… Dès lors, pourquoi abandonner, contre l’avis de son père, une carrière en bonne voie et risquer une nouvelle situation, s’offrant dans des conditions précaires et fort aléatoires ?

Mais alors, c’était tout le plan de sa vie qui était à refaire : c’était une orientation nouvelle à donner à ses goûts, à ses aspirations, à ses affections ; qui donc du soir au lendemain, peut ainsi retourner son cœur ? L’amour qu’il avait voué au pays natal, au sol nourricier, aux traditions de la race et surtout à la douce et fidèle Marie-Jeanne, pouvait-il les immoler à tout jamais ?… Il s’était promis tant de joie, pour le jour où l’eût accueilli celle qui, forte de sa parole l’attendait là-bas, dans l’allée des pommiers, en l’appelant tout bas, du nom de fiancé. Il était sûr, que malgré la consigne sévère, imposée à leur affection par l’ordre de Pauline Bellaire, Marie-Jeanne n’avait pas un seul instant douté de lui.

En dépit de l’opinion défavorable émise par son père, au sujet d’un mariage avec une fille pauvre, il avait espéré jusqu’alors, triompher de sa résistance ; mais il croyait les siens dans une situation aisée. Désormais, avait-il le droit d’assumer la charge d’une femme sans dot et de sa mère presque infirme, quand lui-même, peut-être devrait assister ses propres parents ? Quel métier assez rémunérateur s’offrait à lui, pour assurer tant d’existences ?

Ne pouvant actuellement épouser Marie-Jeanne, pourquoi aller vivre près d’elle : ne serait-ce pas pour tous deux, une trop cruelle et dangereuse épreuve ?

Eh bien, soit !… il immolerait pour un temps son affection. Marie-Jeanne instruite des causes, aurait assez d’abnégation et de grandeur d’âme pour se résigner à l’attente ; par contre, il n’admettrait jamais, que son père lui imposât un plus grand sacrifice…

Les Richstone pourraient être aussi riches qu’ils le voudraient ; ce n’est point la dot de leur Aurélia qui ramènerait la prospérité sous le toit des Chambrun… Non, cela ne se pouvait : trop d’obstacles s’élevaient en barrière, infranchissable ; non, cela ne se ferait jamais. D’ailleurs, c’était Marie-Jeanne qu’aimait Gaston et non la descendante des oppresseurs de sa race…

Et cependant, n’était-il pas plus loyal de rendre sa parole à Marie-Jeanne que de l’astreindre à une attente problématique et indéfinie ?… Elle et sa mère n’en accueilleraient-elles pas la demande comme une dérision ?

Dans ce cas, pourquoi s’insurger contre le désir du père ? Pourquoi se refuser à un projet d’alliance qui réjouirait son cœur, tranquilliserait sa vieillesse et assurerait la sécurité de Julie ?

Lui-même, serait-il donc si à plaindre, d’avoir pour compagne, cette jeune Aurélia qui, jolie, était douce, riche, dont il était aimé et de la-