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GASTON CHAMBRUN

droits de père. En retour, je te demande de m’accorder ceux de l’amitié.

Monsieur Chambrun, loyalement lui tendit la main.

— J’ai tort !… Que veux-tu !… Le malheur m’a rendu ombrageux. Parle, mon ami. Je t’écoute et sois sûr que je suis prêt à te contenter si ta demande est raisonnable.

— Te la ferais-je, si elle était autre ? déclara Monsieur Richstone. Tu n’ignores pas que mon plus grand désir avait été de cimenter notre vieille amitié par les liens d’une union entre nos enfants. La vocation de ma fille a ruiné ce rêve ; mais ton fils m’est demeuré cher et c’est au nom de cette affection que je viens te dire : il aime !… il est aimé !… Si j’avais un fils, je ne lui choisirais pas d’autre fiancée que celle élue par Gaston, car je n’en connais point de plus accomplie, de plus capable d’assurer le bonheur d’un jeune homme.

— Son nom ?… interrompit anxieusement Monsieur Chambrun.

— Tu le connais, comme moi ; c’est celui d’une enfant de ce pays que tu as pu apprécier : c’est Marie-Jeanne Bellaire !

— Tu pouvais t’épargner le voyage et aussi ta salive ! jeta amèrement Alphée, qui d’un coup d’œil rapide, s’était enquis de la bonne foi de son interlocuteur… Quoi ! mon fils que tu estimais digne de ton Aurélia, s’accommoder d’une pareille déchéance ? d’une pauvresse qui a encore une mère infirme sur les bras !…

— Et qui sait lui rendre la vie douce, ajouta le commerçant.

— Qu’elle fasse son devoir, j’en conviens ; mais elle n’est pas de celles qu’épouse un jeune homme comme Gaston, riposta Alphée.

Se campant crânement devant lui, l’Anglais répondit :

— Et tu préférerais pour lui une poupée quelconque ou quelque coquette qui aurait du bien, n’est-ce pas ? Une élégante de Montréal qui mépriserait ton costume d’« habitant », les manières et le langage campagnards de ta femme. Heureusement que ton fils a du bon sens pour deux. Est-ce que celle qui se montre enfant pieuse et dévouée, ne sera pas une bru respectueuse et aimante ?…

Alphée haussa les épaules.

— Très beau !… Très beau ! tout cela, mais on n’en vit pas.

— N’aie pas de souci à ce sujet, reprit Monsieur Richstone. Comptes-tu pour rien ses économies, la gratification qu’il vient de toucher et les réserves d’énergie et de santé des futurs époux ?

— Et les enfants qui viendraient ? objecta Chambrun.

— Dieu y pourvoira. Excuse ma franchise, mais tu m’obliges à te demander : Est-ce que le secours t’a manqué dans le besoin ?… Vraiment ton égoïsme avait besoin d’une petite leçon. Tu avais rêvé pour ton fils un mariage brillant qui eût satisfait ta vanité. Ne vaut-il pas mieux aider ton enfant à trouver dans sa race, cette union des âmes, cette harmonie des cœurs, vraies sources du bonheur familial qu’on demande en vain à la beauté, à la fortune ou aux dignités ?

— Eh bien ! moi, je te dis, repartit Monsieur Chambrun que la gêne est le tombeau du bonheur. J’ai aimé Julie. Après trente ans, notre affection est aussi vive qu’au jour de nos noces et cependant depuis ma ruine, je ne suis pas heureux. J’ai supporté l’épreuve espérant le retour de la fortune avec le mariage de mon fils et tu voudrais que j’abandonne cette suprême espérance pour le précipiter lui-même dans cette misère qui empoisonne mon existence ? Non !… Non !… je l’aime trop pour cela !…

— Tu aimes trop ton orgueil, rétorqua hautement Monsieur Richstone, et voilà la principale cause de ta peine. Tu penses plus à ton amour-propre qu’au bien-être personnel de ton fils. Oublies-tu qu’ayant engagé son patrimoine, tu es moralement son débiteur. En retour, de toi, il ne sollicite qu’une faveur : ton consentement à une union à laquelle il est depuis six ans résolu. Oui, avant de partir pour Winnipeg, il aimait Marie-Jeanne ; revenu au pays l’année suivante avec le titre de contre-maître, il s’est fiancé à elle. Contrairement à ses projets et à ses goûts, il a prolongé son séjour à l’usine pour te complaire et après une si longue attente et une preuve de soumission si dure, tu mettrais encore obstacle à une joie tant méritée ?

— Ah ! Ah ! riposta aigrement Alphée : voilà pourquoi il n’a voulu ni de ta fille ni du titre d’ingénieur, ni condescendre à mes désirs ?… Eh bien, cette revanche qu’il m’a refusée, je la prends sur lui à mon tour : je m’oppose nettement à son mariage… Je comprends tout maintenant… Inutile d’insister. Quant à toi, je n’oublierai jamais que tu as été son complice. Mon dernier mot, entends-le bien, est celui-ci : Je refuse ! Qu’il passe outre, s’il l’ose !

— Mauvais père ! gronda Monsieur Richstone, mauvais ami. Tu perds à mes yeux, l’estime que j’avais de ta race et j’en suis sûr, ceux du cimetière de Saint-Philippe d’Argenteuil te renient.

Effrayée du ton de la dispute, Julie se jeta entre les deux hommes dont les regards provocateurs semblaient se défier.

— Oh ! supplia-t-elle dans un déchirement de l’âme, taisez-vous tous les deux, je vous en prie. Ne vous quittez pas sur des propos si amers ; n’allez pas consommer notre malheur par une rupture si cruelle ; oubliez ces paroles offensantes, elles ne viennent pas de vos cœurs. Que dans une affectueuse étreinte, vos mains renouent la vieille et chère amitié qui vous a toujours unis.

Monsieur Chambrun demeurait sombre et fermé devant les objurgations de sa femme. Monsieur Richstone se détournait pour s’essuyer les yeux.

Derrière eux une voix s’éleva :

— C’est le Dieu de la paix qui m’a inspiré cette visite ; vous ne pourriez dire votre Pater en vous couchant ce soir, après de telles amertumes.

L’abbé Blandin s’approcha des deux hommes, leur prit les mains, et bien que rechignantes, les réunit dans les siennes.

— Séparez-vous sans rancune et laissez accomplir l’œuvre de Dieu.

Le bon curé avait trouvé Marie-Jeanne en larmes, prosternée devant l’autel de Marie. La jeune fille, ouvrant son âme à son pasteur, l’avait informé de la démarche de Monsieur Richstone auprès du père de Gaston.