Page:Simon - Gaston Chambrun, 1923.djvu/56

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
GASTON CHAMBRUN

retrouva sur elle, ramena le calme et la sérénité dans son horizon un instant troublé.

Une transaction à la Banque d’Hochelaga dont les avait chargées Monsieur Richstone, alors malade, obligea les deux amies à un départ plus hâtif qu’elles ne l’eussent souhaité. Le retour fut aussi rapide que monotone. Le train qui les avait amenées à Montréal dans la matinée, les reconduisant le soir même aux moulins de Lachute, où impatiemment les attendait le riche commerçant, anxieux de retrouver la compagne de sa solitude, celle qui lui tenait lieu de famille.


XVI

LA VICTOIRE


La famille Chambrun avait applaudi au geste de Monsieur Richstone, offrant asile et protection à l’orpheline isolée par la mort de sa mère. Mais, ignorant à quel titre la jeune fille avait été reçue sous le toit hospitalier, les Chambrun ne virent dans sa condition précaire et subordonnée, qu’un acte de bienveillance provisoire de leur ami commun. Aucune qualité nouvelle, n’était venue la relever à leurs yeux et accréditer les espoirs de Gaston.

Plus d’une année s’était écoulée, sans que fût dévoilé le secret, dans lequel Marie-Jeanne semblait se complaire.

Aussi, lorsqu’un matin, Alphée vit s’arrêter devant sa porte, la riche automobile de Monsieur Richstone, il réprima comme un geste de contrariété.

Allait-il être encore longtemps harcelé tant par son ami que par le curé de Saint-Placide ? Qu’espéraient-ils donc ? Le prenaient-ils pour une girouette ? Il s’était prononcé ; dès lors, son refus était irrévocable. Toute insistance nouvelle n’aboutirait qu’à l’irriter et peut-être, à consommer une rupture qui, une année auparavant, avait paru imminente.

Mais déjà, Monsieur Richstone abordait Alphée et le forçait en quelque sorte à l’écouter.

— Un mot seulement, Chambrun ! Aurais-tu refusé pour bru, celle que je t’offrais, si elle eût apporté une fortune semblable à celle d’Aurélia ?

Alphée haussa les épaules.

— La belle question ! Vas-tu me recommencer un sermon sur le mépris des richesses ! La seule cause qui me fait écarter la fille de Pauline Bellaire, est sa pauvreté, j’en conviens ; mais elle est suffisante. Je ne veux pas marier mon fils avec la misère. Fortunée, ta protégée serait la bienvenue chez nous. Par malheur, elle n’a rien ou à peu près.

— Ne t’inquiète pas de ces choses… commença Monsieur Richstone.

L’autre riposta :

— Au contraire, c’est la seule chose qui m’inquiète.

— Laisse-moi donc parler, reprit l’Anglais avec un peu d’impatience.

— Qu’il ne soit pas question de Marie-Jeanne plus que d’une autre. Donnes-tu ton consentement au mariage de ton fils si je lui trouve un parti de cinquante mille piastres.

Monsieur Chambrun réfléchit :

— Présentées par toi, famille et fortune ne peuvent être qu’honorables. Sans doute je consentirais volontiers ; mais Gaston a sa Marie-Jeanne en tête : il n’est pas moins obstiné que moi. C’est lui qui refusera hélas !

— Je suis confus de tout l’intérêt que tu veux bien porter à ton fils ; en dépit de mes vivacités, je vois que ta visible amitié pour moi demeure invulnérable ; seulement, c’est bien dommage que le succès ne puisse répondre à tes efforts.

— Enfin, si j’y arrive, ratifieras-tu mon offre ? C’est ta parole que je demande.

— Eh bien, je te la donne. En retour, dis-moi le nom de l’héritière.

— Tu le sauras plus tard ; une fois l’affaire conclue, dit en souriant Monsieur Richstone. À bientôt ? Je ramènerai la fortune sous ton toit : ce sera probablement de l’inédit au pays ; et de ma race à la tienne, le fait ne promet pas de devenir contagieux.

Déjà le parlementaire était à son siège et à toute vitesse dévalait le chemin qui conduit à Lachute.

Alphée le regarda s’éloigner, indécis ; il avait retiré son chapeau et distraitement passait la main dans ses cheveux.

— Que veut-il dire ? Allons donc !… ce n’est pas possible !… Vais-je me mettre l’esprit à l’envers pour essuyer une déception semblable à celle que m’a causée son Aurélia ? En tous cas, l’ami Richstone n’est pas comme moi : il ne tient guère à son idée. Hier tout feu pour Marie-Jeanne, aujourd’hui, il en prône une autre. Enfin !… les caractères sont comme les physionomies, il y en a pas deux de semblables.

Il se recoiffa, bourra sa pipe, et l’ayant allumée, alla vaquer aux soins de la ferme.

De retour, le commerçant fit part à Marie-Jeanne des promesses de Monsieur Chambrun et lui laissa pressentir l’aurore de bonheur dont s’illuminait son horizon.

Une ère nouvelle de félicité allait rajeunir le cœur de Monsieur Richstone. Qu’il était donc ingrat de s’être plaint à Dieu d’une vie qui lui réservait encore tant de jouissances. L’union de Gaston et de Marie-Jeanne n’était-elle pas son ouvrage, et, par suite, leur bonheur ne serait-il pas le sien ?

Mais il lui fallait consommer son œuvre, avant d’applaudir à son succès.

En homme d’affaires, il savait que les combinaisons les plus savantes, les plans les mieux tirés demeurent précaires et fragiles jusqu’au jour, où, quittant le domaine de l’abstraction, ils entrent dans celui de la réalité. Mais quelle apparence d’insuccès à redouter encore ; le ciel, était sans nuage. Oui, cette heure tant désirée de ses protégés, elle allait sonner enfin ; ce jour, salaire de cruelles alarmes et de poignantes vicissitudes, il allait bientôt se lever radieux, superbe, enchanteur…

Cependant, lorsque avec Marie-Jeanne au bras, le père d’Aurélia se présenta chez Monsieur Chambrun, celui-ci eut un froncement de sourcils. Mais avant qu’il eut proféré mot, le riche Anglais annonça :

— Je t’avais promis, jadis, la main de ma fille pour ton fils Gaston. Je viens tenir ma parole. Aurélia, en entrant au couvent, s’est choisi une sœur cadette, que j’ai adoptée pour mon enfant au même titre et avec les mêmes privilèges que son aînée. Je te demande donc