Page:Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843, II.djvu/230

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Ce double effet d’attirer les capitaux de tous les autres genres de commerce, et de faire monter en même temps, dans tous, le taux du profit un peu plus haut qu’il n’aurait été sans cela, a été non-seulement produit par le monopole, au moment où celui-ci a été établi, mais a continué d’être toujours produit par lui depuis[1].

  1. La politique que la Grande-Bretagne et les autres nations ont suivie relativement à leurs colonies a été traitée par A. Smith d’une manière tellement complète, qu’il serait inutile de rien ajouter sur cette matière, si ce n’est quelques mots sur l’influence que, selon A. Smith, le monopole exerce sur l’élévation du taux des profits. Il ne sera pas difficile de démontrer que ceci est une erreur. Le taux des profits ne dépend pas de l’étendue du champ ouvert à l’emploi d’un capital, mais de la production de l’industrie dans laquelle un capital est engagé. Les profits ne sont autre chose qu’un excédant de valeur, résultat de l’emploi d’un capital et du travail, qui reste après la déduction du capital et des salaires du travail. Il est, par conséquent, évident que la seule étendue du champ ouvert à l’emploi du capital, quelque grande qu’elle puisse être, ne saurait produire un pareil résultat. Supposons, pour rendre ceci plus clair par un exemple, que, par un décret de la Providence, un million d’arpents de terre soit ajouté à la Grande-Bretagne, l’influence de cette augmentation du sol sur le taux des profits dépendrait alors entièrement de la fertilité de ces nouveaux arpents. S’ils n’étaient pas plus productifs que les terres pauvres que nous cultivons maintenant, 500 ou 1,000 millions livres sterling pourraient être mis dans cette nouvelle culture, sans que pour cela le taux des profits éprouvât une augmentation. Si les fermiers des mauvaises terres qui sont cultivées maintenant gagnent dix quarts ou 10 livres sterling sur l’emploi d’un capital déterminé, ils retireront évidemment le même profit d’un capital égal engagé dans la culture des terres de la qualité de celles dont nous venons de parler. Mais si les terres ainsi ajoutées rapportaient plus que les terres de dernière qualité actuellement cultivées, le taux des profits s’élèverait, non point à cause de l’accroissement de l’espace ouvert à l’emploi des capitaux, mais parce que la production serait devenue plus considérable. Car, au lieu d’un rapport de dix quarts ou de dix livres sterling rendu par les mauvaises terres mises en culture maintenant, il y en aurait un de douze ou de quinze quarts, ou de douze ou de quinze livres sterling.

    Mais on a dit que le monopole du commerce des colonies avait précisément ce double effet ; que d’un côté il étendait le champ des opérations, et que d’un autre côté il les rendait plus productives. Et voici comment, selon la théorie d’Adam Smith, il arrive presque toujours que, par suite de l’ouverture de nouvelles voies dans le commerce extérieur, les premiers marchands qui en profitent réalisent des bénéfices plus gros qu’à l’ordinaire. Ces bénéfices considérables engagent d’autres capitalistes à retirer leurs fonds d’emplois moins lucratifs ; de telle sorte que la quantité de marchandises sur le marché intérieur en diminue. Mais comme la demande reste toujours la même, il s’ensuit nécessairement une hausse dans les prix, et par conséquent une augmentation des bénéfices. Ce système a déjà été réfuté par M. Ricardo. Une certaine partie du revenu national est dépensée en marchandises étrangères. Quand, par suite du monopole, ou de toute autre manière, des voies nouvelles s’ouvrent au commerce, trois cas se présentent : ou la quantité du revenu national dépensée en marchandises étrangères restera la même, ou elle s’augmentera, ou elle diminuera.

    Dans le premier cas, c’est-à-dire quand la quantité dépensée reste la même, il est clair que les demandes de produits indigènes resteront également les mêmes ; il n’y aura donc pas de changement du tout.

    Dans le second cas, c’est-à-dire en supposant que la quantité du revenu national dépensée en articles étrangers devienne plus considérable, il est évident que les demandes de produits indigènes diminueront en proportion de cette augmentation ; une portion des capitaux et du travail, employée jusqu’à présent dans la production des articles destinés au marché indigène, sera ainsi forcée de chercher un nouvel emploi dans la fabrication des marchandises destinées à être expédiées au dehors en échange des envois étrangers, devenus plus considérables. Ainsi, chaque augmentation de demandes de produits étrangers, amenant forcément avec elle les moyens de se la procurer, sans qu’on ait besoin de recourir à une augmentation du capital national, il en résultera évidemment que les prix, et par conséquent le taux des profits, n’en éprouveront aucune hausse.

    Il ne nous reste que le troisième et dernier cas à examiner. En supposant que, par suite du bas prix des produits étrangers, une portion moins grande du revenu national suffise pour se les procurer, il est évident que le capital nécessaire pour la fabrication des marchandises à donner en échange pourra être moins considérable ; il y aura ainsi des capitaux disponibles qui, par conséquent, chercheront à s’employer dans la production des marchandises destinées au marché intérieur. C’est le marché intérieur qui profitera ainsi de cette portion des capitaux qu’on n’aura plus besoin d’affecter aux achats extérieurs. Dans chacune de ces suppositions, que le capital destiné à l’achat des denrées étrangères reste le même, qu’il augmente ou qu’il diminue, jamais la découverte, ou formation de nouvelles voies pour la concurrence, ne pourra avoir d’influence sur le taux des profits.

    Il est vrai que, si par le moyen du commerce extérieur nous pouvons obtenir des grains ou d’autres articles nécessaires aux cultivateurs, à un plus bas prix que par la production à l’intérieur, le taux des salaires baissera, et il pourra y avoir une hausse dans le taux des profits. Mais ce résultat ne sera dû en aucune façon au monopole ; on le devra à l’importation libre et illimitée de la part des étrangers aussi bien que des colons.

    Il est inutile d’ajouter que les principes développés par A. Smith ont été pleinement confirmés par les conséquences de la guerre avec l’Amérique. Notre commerce avec les États-Unis, à partir de l’époque de leur indépendance, a toujours suivi le mouvement de leur développement progressif, et aujourd’hui il est aussi considérable qu’alors, que nous avions un gouverneur dans chaque État. Nous avons donc tous les avantages d’un commerce actif, sans les charges que nous imposaient le gouvernement et la défense d’établissements aussi éloignés et étendus.

    L’explication donnée par A. Smith sur les causes du développement rapide et de la prospérité des colonies, fondées dans des situations avantageuses, bien que combattue par Sismondi et d’autres, paraît d’accord avec la théorie et l’histoire. Quand une colonie est fondée dans un lieu inhabité ou peu peuplé, chaque colon occupe une assez grande étendue des meilleures terres ; il n’a ni rente ni impôts à payer ; et, comme sa provision d’articles manufacturés lui arrive, soit de la métropole, soit d’un autre pays, il pourra appliquer toute son énergie à l’agriculture, qui, dans de pareilles circonstances, est très-productive. Les demandes de travail dans ces colonies sont très-grandes ; car le taux élevé des salaires, ainsi que le bas prix des terres, font du laboureur un propriétaire qui bientôt, à son tour, peut employer d’autres laboureurs.

    De cette manière, la population et le bien-être augmentent d’une manière extraordinaire ; et il y a des exemples, ainsi que cela est arrivé aux États-Unis, que, pendant un laps de temps très-considérable, ils se soient accrus du double tous les vingt ou vingt-cinq ans. — Mais, tout en établissant que la facilité de tirer des richesses d’un sol fertile et inoccupé soit la principale cause du développement rapide des nouvelles colonies, on ne prétend pas dire que ce soit la cause unique. Une position favorable aux entreprises commerciales et une grande supériorité dans la navigation peuvent procurer à une colonie une très-grande prospérité, sans même qu’il y ait une étendue de territoire très-grande, et plus rapidement même que s’il n’y avait eu qu’un vaste territoire à exploiter. C’est ainsi que les colonies grecques, auxquelles A. Smith fait allusion, se sont rapidement étendues. Les plus célèbres d’entre elles, telles que Syracuse et Agrigente en Sicile, Tarente et Locri en Italie, Éphèse et Milet dans l’Asie Mineure, étaient les entrepôts les plus riches de l’ancien monde. Toutes ces villes étaient des ports de mer ; elles étaient fondées dans des situations favorables aux entreprises commerciales, et devaient leur grandeur et leurs richesses surtout au commerce et à la navigation. Mais comme leurs territoires étaient très-limités, soit par suite des difficultés qu’elles éprouvaient à se soumettre les populations indigènes, soit par suite du voisinage de colonies fondées pardes États rivaux, leur puissance n’était pas basée sur des fondements larges et solides ; de sorte que la chute des métropoles entraînait presque toujours l’anéantissement des colonies. — Les colonies fondées dans les temps modernes ont été placées dans des circonstances tout à fait différentes. D’abord, ou les pays dans lesquels elles furent établies étaient peu habités et presque déserts, ou ils étaient occupés par une race faible et incapable de résister aux envahissements des colons. Ces colonies occupaient donc de très-vastes territoires, et avaient en général plutôt un caractère agricole que commercial. Cette circonstance, en les rendant plus fortes, une fois les difficultés du premier établissement vaincues, n’a aucunement empêché le développement de leur prospérité ; tout au contraire, les plus florissantes des colonies anciennes ne sauraient se comparer, sous le rapport de la puissance et de la grandeur, aux États-Unis ; et si les colonies espagnoles et portugaises se sont développées plus lentement, il ne faut pas en attribuer la cause à la trop grande étendue de leurs territoires, mais à la mauvaise politique de la métropole vis-à-vis d’elles et aux restrictions vexatoires imposées au commerce avec les étrangers. Mac Culloch.