Page:Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843, I.djvu/502

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Le travail de quelques-unes des classes les plus respectables de la société, de même que celui des domestiques, ne produit aucune valeur ; il ne se fixe ni ne se réalise sur aucun objet ou chose qui puisse se vendre, qui subsiste après la cessation du travail et qui puisse servir à procurer par la suite une pareille quantité de travail. Le souverain, par exemple, ainsi que tous les autres magistrats civils et militaires qui servent sous lui, toute l’armée, toute la flotte, sont autant de travailleurs non productifs. Ils sont les serviteurs de l’État, et ils sont entretenus avec une partie du produit annuel de l’industrie d’autrui. Leur service, tout honorable, tout utile, tout nécessaire qu’il est, ne produit rien avec quoi on puisse ensuite se procurer une pareille quantité de services. La protection, la tranquillité, la défense de la chose publique, qui sont le résultat du travail d’une année, ne peuvent servir à acheter la protection, la tranquillité, la défense qu’il faut pour l’année suivante. Quelques-unes des professions les plus graves et les plus importantes, quelques-unes des plus frivoles, doivent être rangées dans cette même classe : les ecclésiastiques, les gens de loi, les médecins et les gens de lettres de toute espèce, ainsi que les comédiens, les farceurs, les musiciens, les chanteurs, les danseurs d’Opéra, etc. Le travail de la plus vile de ces professions a sa valeur qui se règle sur les mêmes principes que toute autre sorte de travail ; et la plus noble et la plus utile ne produit par son travail rien avec quoi on puisse ensuite acheter ou faire une pareille quantité de travail. Leur ouvrage à tous, tel que la déclamation de l’acteur, le débit de l’orateur ou les accords du musicien, s’évanouit au moment même qu’il est produit[1].

  1. Cette distinction trop absolue entre le travail productif et le travail improductif est regardée aujourd’hui comme une capitale erreur. Smith ne songeait qu’au travail matériel, tout en reconnaissant d’ailleurs l’importance des services que la plupart des agents qu’il regarde comme improductifs rendent à la société. Il compare justement un homme qui a fait l’apprentissage d’une industrie difficile et délicate, au prix de beaucoup de temps et de travail, à une machine coûteuse, dont le propriétaire a droit à des profits plus élevés, en conséquence du grand capital qu’elle représente. Le travail qui a donné à l’homme dont parle Smith cette éducation précieuse, a donc été un travail productif, comme celui qui a créé la machine. Tout travail utile est donc un travail productif. La société ne consomme pas seulement des produits matériels; elle a besoin des jouissances de l’intelligence, des nobles plaisirs des arts, de la protection des magistrats, tout aussi bien que de pain et de vêtements. Smith ne l’ignorait pas, et, dans sa fameuse distinction, il a commis plutôt une erreur de mot qu’une erreur de pensée. En rectifiant cette erreur, il faut prendre garde de tomber dans la même faute, et de pousser la rigueur de la démonstration jusqu’à d’insignifiantes subtilités. Parce que le Dr Smith a méconnu le caractère productif de certains travaux, il ne faut pas voir partout des producteurs, et la distinction du fondateur de l’Économie politique, pour être trop absolue, n’en est pas moins vraie en partie. La science ne doit donner le nom de travaux productifs qu’à ceux qui ont pour objet de satisfaire des besoins réels et légitimes, soit matériels, soit immatériels. A. B.