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Page:Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843, II.djvu/245

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sionner de nombreux désordres, des séditions alarmantes pour le gouvernement, et capables même de troubler la liberté des délibérations de la législature. À quelle confusion, à quels désordres ne serions-nous pas exposés infailliblement, disait-on, si une aussi grande portion de nos principaux manufacturiers venait tout d’un coup à manquer totalement d’emploi ?

Le seul expédient, à ce qu’il semble, pour faire sortir la Grande-Bretagne d’un état aussi critique, ce serait un relâchement modéré et successif des lois qui lui donnent le monopole exclusif du commerce colonial, jusqu’à ce que ce commerce fût en grande partie rendu libre. C’est le seul expédient qui puisse la mettre à même ou la forcer, s’il le faut, de retirer de cet emploi, monstrueusement surchargé, quelque portion de son capital pour la diriger, quoique avec moins de profit, vers d’autres emplois et qui, en diminuant par degrés une branche de son industrie et en augmentant de même toutes les autres, puisse insensiblement rétablir entre toutes les différentes branches cette juste proportion, cet équilibre naturel et salutaire qu’amène nécessairement la parfaite liberté, et que la parfaite liberté peut seule maintenir. Ouvrir tout d’un coup à toutes les nations le commerce des colonies pourrait non-seulement donner lieu à quelques inconvénients passagers, mais causer même un dommage durable et important à la plupart de ceux qui y ont à présent leur industrie ou leurs capitaux engagés. Une cessation subite d’emploi, seulement pour les vaisseaux qui importent les quatre-vingt-deux mille muids de tabac qui excèdent la consommation de la Grande-Bretagne, pourrait occasionner des pertes très-sensibles. Tels sont les malheureux effets de tous les règlements du système mercantile ! non-seulement ils font naître des maux très-dangereux dans l’état du corps politique, mais encore ces maux sont tels qu’il est souvent difficile de les guérir sans occasionner, pour un temps au moins, des maux encore plus grands. Comment donc le commerce des colonies devait-il être successivement ouvert ? Quelles sont les barrières qu’il faut abattre les premières, et quelles sont celles qu’il ne faut faire tomber qu’après toutes les autres ? Ou enfin, par quels moyens et par quelles gradations rétablir le système de la justice et de la parfaite liberté ? C’est ce que nous devons laisser à décider à la sagesse des hommes d’État et des législateurs futurs[1].

  1. On peut remarquer qu’Adam Smith est généralement disposé à exagérer les effets des mesures artificielles adoptées par les législateurs en faveur du développement du commerce, et son raisonnement sur le monopole colonial de l’Angleterre confirme cette observation. Il parait être de l’avis que les relations commerciales entre la Grande-Bretagne et l’Amérique étaient principalement dues à l’influence du monopole ; il prétend qu’avant l’établissement du monopole les capitaux de la Grande-Bretagne étaient profondément engagés dans le commerce avec l’Europe, et qu’ils ne s’en étaient détournés que pour suivre le commerce infiniment plus lucratif des colonies américaines, résultat de l’établissement du monopole.

    D’après cette allégation, on pourrait naturellement conclure qu’après la révolution de l’Amérique et l’abolition des anciennes restrictions commerciales, le commerce du monde aurait repris son cours naturel ; que ceux qui jusque-là avaient été exclus du commerce américain en auraient pris leur part, et que le commerce de l’Angleterre, n’étant plus favorisé par le monopole, aurait baissé jusqu’à son niveau primitif. Ceci en effet aurait eu lieu, si l’Angleterre avait dû à ce monopole les avantages que lui attribue Adam Smith.

    Mais c’est précisément le contraire qui a eu lieu. Le commerce entre la Grande-Bretagne et l’Amérique, loin de baisser par suite de l’abolition du monopole, a au contraire doublé, et sa part dans le commerce général est aussi considérable que jamais. En 1772, la valeur des exportations de l’Angleterre pour l’Amérique du Nord et les Indes Occidentales s’éleva à 5,155,734 liv. sterling (128,903,350 fr.) ; et avant l’interruption du commerce entre les deux pays par suite de leurs querelles sur les droits des neutres, l’exportation de l’Angleterre pour l’Amérique seule s’était élevée à 42,000,000 l. st. (300,000,000 fr.) ; et comme aucune loi n’existait qui pût avoir produit cet effet, on est obligé de l’attribuer simplement à l’échange de produits qui provient de la position respective de ces deux nations, dont l’une, trouvant ses principales richesses dans son agriculture, demande à l’industrie étrangère sa provision d’objets fabriqués, et dont l’autre, abondant surtout en capitaux et en industrie, achète des nations étrangères ses matières premières. C’est cette dépendance mutuelle, et non le monopole, qui forme le lien qui attache ces deux grands pays l’un à l’autre. La richesse et l’industrie, dont l’Amérique manque, ne se trouvent qu’en Angleterre ; et, d’un autre côté, c’est en Amérique seulement que l’Angleterre saurait trouver ce qui lui est nécessaire pour alimenter ses immenses manufactures. Tous les effets qu’Adam Smith attribue au monopole ont donc également lieu quand le commerce est libre ; et on a trouvé en effet qu’à l’époque de l’interruption des relations commerciales entre les deux pays par suite des mesures dirigées par le cabinet anglais contre le commerce français, nos fabricants n’avaient pas moins besoin qu’auparavant du marché américain pour l’écoulement de nos produits. Il résulte des documents communiqués au Bureau du commerce avant le rappel de ces édits, que la stagnation de nos manufactures, le désœuvrement et la misère de nos ouvriers étaient en grande partie occasionnés par la perte du marché américain ; et on pensait généralement que le libre accès de ce marché nous aurait singulièrement soulagés de la proscription générale à laquelle notre commerce se trouvait alors en butte en Europe. Buchanan.