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Page:Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843, II.djvu/285

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encore davantage. Cette administration est nécessairement composée d’un conseil de marchands, profession sans doute extrêmement recommandable, mais qui, dans aucun pays du monde, ne porte avec soi le caractère imposant qui inspire naturellement du respect au peuple, et qui commande une soumission volontaire sans qu’il soit besoin de recourir à la contrainte. Un conseil ainsi composé ne peut obtenir d’obéissance qu’au moyen des forces militaires qui l’entourent et, par conséquent, son gouvernement est nécessairement militaire et despotique. Toutefois, le véritable état de ces administrateurs, c’est l’état de marchands[1]. Leur principale affaire, c’est de vendre pour le compte de leurs maîtres les marchandises d’Europe qui leur sont commises, et d’acheter en retour des marchandises indiennes pour le marché de

  1. Dans tous les temps, à remonter jusqu’à ceux de la plus haute antiquité, le commerce de l’Inde, qui comprend celui de la Chine, a été, par la variété et l’attrait particulier des productions dont il se compose, l’objet de l’ambition de tous les autres peuples du monde. Ce que la magnificence a pu étaler de plus éblouissant, ce que le luxe des jouissances a pu imaginer de plus exquis et de plus recherché, a toujours été fourni au reste de la terre par cette contrée privilégiée. À mesure que la civilisation et le raffinement se sont étendus parmi les nations, cette passion universelle pour les produits de l’Orient a pris encore plus d’énergie et a trouvé un nouvel aliment dans des objets jusqu’alors inconnus. Le thé, qui parait avoir été de toute ancienneté la boisson favorite des Chinois, apporté pour la première fois en Europe, il y a moins de cent quarante ans, forme aujourd’hui, à lui seul, dans le commerce du monde, une valeur presque égale à tous les produits réunis des mines précieuses du Mexique et du Pérou, et il est vraisemblable que la production de cette feuille est encore bien au-dessous de ce que la consommation doit lui demander un jour. Ce seul article établit entre la Chine et l’Europe un lien qu’aucune révolution humaine ne saurait rompre, et que chacun des peuples qui y touchent a un égal intérêt à maintenir.

    Pour les nations de l’Europe, la route la plus directe et la plus naturelle de ce commerce, c’est celle de Suez et de la mer Rouge, et c’est celle qui a été pratiquée dans les temps les plus anciens. Dans ces âges, que l’histoire ne nous laisse apercevoir qu’à travers d’épaisses ténèbres, les Arabes allaient, à ce qu’il semble, chercher les denrées de l’Inde en côtoyant le golfe qui les sépare de cette contrée, et ils les revendaient comme productions de leur propre pays. Les Phéniciens, en mettant à profit le préjugé superstitieux qui éloignait les Égyptiens de toute entreprise maritime, s’emparèrent de ce riche commerce et l’enlevèrent aux Arabes. Alexandre, rétablissant l’Égypte dans ses droits naturels, y fonda cette ville célèbre qui fut, pendant dix-huit siècles consécutifs, le centre où venaient se rendre la plus grande partie des immenses richesses de l’Orient, destinées à la consommation des régions occidentales.

    La prévention qui a longtemps existé contre la navigation de la mer Rouge est maintenant démentie par les rapports des voyageurs et par des observations plus exactes. James Bruce explique comment le commerce des anciens, en suivant cette route, se trouvait secondé par les vents périodiques qui soufflent dans des directions favorables, soit dans le golfe Arabique, soit dans l’Océan Indien. Le travail qui a été entrepris d’une carte de la mer Rouge, ainsi que de la description des courants qui y règnent, confirme les conjectures de ce voyageur.

    Ce ne sont pas des obstacles naturels qui ont intercepté cette antique route de l’Inde ; elle a été abandonnée par une suite de ces révolutions purement humaines, mille fois plus désastreuses que la fureur des éléments. La dispersion de l’empire romain par les Barbares, et l’invasion de l’Égypte par les Mahométans, sont les événements qui ont forcé le commerce de l’Inde à quitter sa route naturelle pour celle de Constantinople, par le golfe Persique et par la mer Noire, en suivant la terre jusqu’à Trébizonde. C’est principalement par cette voie que les Vénitiens, les Génois, les Pisans et les Lombards fournirent les marchés de l’Europe des productions de l’Orient. Les Génois surtout formèrent à Gaffa un établissement qui découragea tous leurs concurrents. Ce fut alors que les Vénitiens, se voyant supplantés par leurs rivaux, se retournèrent vers l’Égypte, et, profilant des troubles intérieurs de ce pays, qui s’était détaché de l’empire des califes, traitèrent avec le sultan, et cherchèrent même à s’assurer un monopole qui finit par indisposer contre eux l’Europe entière, et par donner naissance à la ligue de Cambrai. Peu après la prise de Constantinople par Mahomet II, les Génois furent chassés de la Crimée, elles richesses indiennes ne parvinrent plus en Europe que par les rives de la mer Rouge, à travers tous les obstacles et les vexations que suscitaient l’insatiable rapacité des Arabes et l’inquiète jalousie des Mamelucks. Tel était l’état des choses à la fin du quinzième siècle, lorsqu’un Portugais osa doubler le cap de Bonne-Espérance, et s’ouvrit un nouveau passage dans l’Océan Indien. Cet événement, dont on a tant vanté l’importance, a dû tous ses effets bien moins à la découverte en elle-même qu’aux circonstances dans lesquelles elle a été faite. Elle eut lieu dans un temps où les deux communications pratiquées jusqu’alors (celle de l’Égypte et celle de Constantinople) se trouvaient livrées à des barbares étrangers à toute idée de commerce ; dans un temps où les progrès de l’industrie, de la navigation et de tous les arts de la civilisation suivaient en Europe une marche rapide ; dans un temps enfin où les mines de l’Amérique allaient bientôt offrir, avec une abondance jusqu’alors inconnue aux hommes, ces métaux précieux qui sont la principale marchandise qu’on puisse porter aux Indes. C’est la réunion de toutes ces circonstances, et non pas la découverte du nouveau passage, qui a amené l’ère nouvelle du commerce ; ces circonstances ne pouvaient pas manquer leur effet ; et si Vasco de Gama n’eût pas doublé le cap de Bonne-Espérance, infailliblement, un peu plus tôt ou un peu plus tard, les autres communications eussent été forcées.

    Mais la puissance maritime était alors entre les mains de peuples qui ne possédaient point de ports sur la Méditerranée, et qui, sans le passage du Cap, n’auraient eu aucun espoir de prendre jamais une part directe dans le commerce des Indes. Les Portugais, les Hollandais, les Anglais ont dû chercher à exalter cette découverte et à détourner l’attention des autres peuples de toute tentative vers une autre route ; ils ont tellement redouté de telles entreprises, qu’Albuquerque, le chef des premiers aventuriers portugais, avait conçu, dit-on, le projet de tailler les rives du Nil et de détourner dans la mer Rouge le cours de ce fleuve, afin d’enlever à la Basse-Égypte la source de sa fécondité, changer en un désert inhabitable cette fertile contrée, et porter ainsi une affreuse solitude pour barrière entre la Méditerranée et le golfe Arabique. Cet abominable stratagème qui, pour la conservation d’un monopole, se proposait de retrancher à jamais une portion de l’espèce humaine en diminuant la terre habitable, a été recommandé tout récemment par un écrivain anglais à la Compagnie des Indes, comme une dernière ressource* ; mais il n’a pas été nécessaire de recourir à ces extrémités, et les nations voisines de la Méditerranée, satisfaites d’obtenir quelques établissements dans l’Inde ou de se procurer indirectement les produits de cette contrée, n’ont pas même paru songer à s’y frayer un passage ; et quand elles en auraient conçu le projet, leurs divisions politiques auraient vraisemblablement empêché le concert nécessaire à son exécution. C’est donc une opinion qui s’est généralement établie depuis trois cents ans, qu’il ne faut pas songer à arriver aux Indes autrement qu’en traversant l’Océan Atlantique.

    Cependant, dans les dernières années du dix-huitième siècle, un de ces hommes que la destinée semble avoir fait naître pour presser la marche des événements et déterminer les grandes révolutions, porta sur l’Égypte l’œil perçant de son génie, et prévit la crise qui se prépare depuis longtemps dans le commerce des nations, Il lut, dans les infaillibles décrets de la nature, que les arts et les sciences de l’Europe devaient un jour s’étendre sur une des contrées les plus fertiles et les plus heureusement situées du monde, et que le joug des Barbares opprime depuis douze siècles ; il vit que le commerce de l’Orient était dévolu de droit à la colonie européenne qui pourrait parvenir à s’établir en Égypte. Si ce grand projet eût pu s’accomplir, on ne peut pas douter qu’il n’eût amené des résultats de la plus haute importance.

    Des causes qui agissent insensiblement depuis longtemps préparent cette grande révolution, dont l’effet sera de déplacer de leur rang les principales puissances de l’Europe. Un commerce susceptible d’une extension presque indéfinie, se trouve tout à fait concentré dans les mains de quelques insulaires avec l’autre extrémité du globe, dont les orgueilleuses prétentions révoltent tous les autres peuples. La Russie, destinée par son étendue, sa situation, son immense navigation intérieure, à monter au plus haut degré de puissance, et qui, en moins d’un siècle, a pu franchir un si prodigieux intervalle, enveloppe peu à peu la Turquie d’Europe, et s’avançant de tout son poids sur ce rival expirant, est impatiente de s’assurer la libre navigation de la Méditerranée par la mer Noire et le Bosphore. L’Autriche est enfin venue à bout d’occuper Venise, que son ambition convoitait depuis longtemps. Ces deux puissances se trouvent réunies d’intérêts avec la France, l’Espagne et les États d’Italie, pour que les richesses de l’Inde se versent en Europe par la Méditerranée. Une population de plus de cent millions d’Européens doit tourner de ce côté ses regards et ses efforts. L’intérêt général, non pas seulement pour l’Europe, mais pour l’Inde elle-même, veut que les productions indiennes parviennent à l’Europe par la voie la plus directe ; que l’Égypte enfin soit le grand marché où l’Orient et l’Occident viennent faire l’échange des produits respectifs de leur sol et de leur industrie. Il est dans la justice que chaque nation prenne dans le commerce la part plus ou moins avantageuse que lui assigne sa situation naturelle ; et comme, en définitive, la justice est toujours l’intérêt de tous, les nations même les plus séparées de la Méditerranée y trouveront encore leur avantage. Ce grand golfe, peu agité par les tempêtes, ne présente pas ces chances périlleuses qui rendent les transports si dispendieux sur la plus orageuse des mers. Les produits qui sont la matière de ce commerce arriveront plus promptement, plus sûrement et avec moins de frais au marché des échanges et aux marchés de la consommation ; les retours seront plus fréquents, et par conséquent l’industrie sera plus sollicitée et la reproduction plus rapide. Il y aura économie de temps, de travail et de dépense dans chacune des opérations de ce commerce, et dès lors on recueillera, à égalité de frais, plus d’objets consommables. L’Inde, rendue à ses droits naturels, à la jouissance de tous les bienfaits que la nature a voulu prodiguer à son heureux climat, pourra déployer en liberté les ressources inépuisables de son sol et de l’infatigable patience de ses industrieux habitants. Il en résultera pour l’espèce humaine tout entière plus de sources de richesses, plus de moyens de jouir, plus d’occasions de travail, plus d’encouragements à la population. On objectera peut-être que dans les principes mêmes de cette justice universelle qui doit régler les droits des nations, ce vaste marché dont la nature a placé le siège en Égypte, devrait être tenu par les habitants du pays favorisé, et que c’est à eux qu’il appartient de recueillir les avantages de l’heureuse situation dans laquelle le ciel les a fait naître. Mais pour pouvoir jouir de ces avantages, il est d’autres conditions à remplir qui sont hors de leur pouvoir, et ce serait anéantir ce marché que de l’abandonner aux indigènes. Il est évident qu’il n’y a qu’une colonie européenne qui puisse le faire valoir et le rendre profitable au reste du monde. Ainsi que tous les autres arts, le commerce acquiert avec la civilisation des moyens d’activité et de perfectionnement, et les peuples grossiers restent, sous ce rapport comme sous tous les autres, dans un état d’infériorité qu’aucun avantage local ne saurait balancer. Ce n’est pas seulement dans les moyens de navigation que se fait remarquer la supériorité des nations européennes ; c’est surtout dans une multitude de procédés qui augmentent dans une proportion incalculable la puissance du commerce. Le change, qui épargne les frais et les risques du transport des espèces ; les assurances, qui réduisent à des calculs positifs les chances les plus hasardeuses ; le crédit, qui multiplie les capitaux ; l’ordre, de la comptabilité, la tenue des livres, la garantie des transactions, et une foule d’autres méthodes que la haute civilisation de l’Europe a introduites et perfectionnées, ont donné à ses opérations de commerce une marche si assurée, si active et si régulière, que tout autre peuple dépourvu des mêmes secours ne saurait se livrer aux mêmes entreprises. D’ailleurs, les achats dans l’Inde, qui ne se font guère qu’en argent, exigent une grande abondance de ce métal, et nécessitent par conséquent l’emploi des mesures propres à se le procurer à meilleur compte.

    On peut donc prédire avec assurance que dans un temps plus ou moins prochain, et qui ne saurait être fort éloigné, le commerce des Indes avec les nations occidentales, dégagé des liens et du joug qui l’opprime, reprendra sa marche et sa liberté primitives, et que l’Égypte, alliant à tous ses avantages natifs, les arts et l’industrie européenne, fixera à jamais cet important marché qui, ayant enfin trouvé son assiette naturelle, n’aura plus de nouvelles révolutions à éprouver. Le court irrésistible des choses les pousse toujours tôt ou tard dans la voie la plus conforme aux dispositions de la nature, c’est-à-dire la plus avantageuse peur tous, et les combinaisons privées, en opposition à l’intérêt général, ne peuvent jamais avoir qu’une consistance précaire et des succès passagers. Garnier.

    *. Lettres sur l’Inde, par le colonel Taylor. 1800.