Page:Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843, II.djvu/371

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Si ce n’est que par le moyen d’une armée de troupes réglées bien tenue qu’un pays civilisé peut pourvoir à sa défense, ce ne peut être non plus que par ce moyen qu’un pays barbare peut passer tout d’un coup à un état passable de civilisation. Une armée de troupes réglées fait régner avec une force irrésistible la loi du souverain jusque dans les provinces les plus reculées de l’empire, et elle maintient une sorte de gouvernement régulier dans des pays qui, sans cela, ne seraient pas susceptibles d’être gouvernés. Quiconque examinera avec attention les grandes réformes faites par Pierre le Grand dans l’empire de Russie, verra qu’elles se rapportent presque toutes à l’établissement d’une armée de troupes bien réglées. C’est là l’instrument qui lui sert à exécuter et à maintenir toutes ses autres ordonnances. C’est à l’influence de cette armée qu’il faut attribuer en entier le bon ordre et la paix intérieure dont cet empire a toujours joui depuis cette époque.

Les hommes attachés aux principes républicains ont vu d’un œil inquiet une armée de troupes réglées, comme étant une institution dangereuse pour la liberté. Elle l’est, sans contredit, toutes les fois que l’intérêt du général et celui des principaux officiers ne se trouvent pas nécessairement liés au soutien de la constitution de l’État. Les troupes réglées que commandait César renversèrent la république romaine ; celles de Cromwell chassèrent le long parlement. Mais quand c’est le souverain lui-même qui est le général ; quand ce sont les grands et la noblesse du pays qui sont les principaux officiers de l’armée ; quand la force militaire est placée dans les mains de ceux qui ont le plus grand intérêt au soutien de l’autorité civile, parce qu’ils ont eux-mêmes la plus grande part de cette autorité, alors une armée de troupes réglées ne peut jamais être dangereuse pour la liberté. Bien au contraire, elle peut, dans certains cas, être favorable à la liberté. La sécurité qu’elle donne au souverain[1] le débarrasse de cette défiance inquiète et jalouse qui, dans

  1. Chez une nation éclairée et avec un gouvernement libre, une armée permanente n’est pas seulement inutile, mais encore dangereuse, puisque évidemment elle met le pouvoir entre les mains du souverain. Les lois et les institutions les plus sages ne sont d’aucune utilité si les garanties de l’exécution leur manquent ; et comment une pareille garantie pourrait-elle exister, quand le souverain dispose d’un instrument de violence aussi formidable ? Le soldat par profession n’est pas très-disposé à soutenir la cause de la liberté et de l’ordre ; il est violent par état, et il est toujours prêt à seconder les vues de ses chefs. Adam Smith a dit avec justesse, qu’avec une armée régulière et permanente, le souverain peut dédaigner toutes les démonstrations injustes, séditieuses et turbulentes ; mais ne peut-il pas également dédaigner toute espèce de représentations ? Et les hommes au pouvoir, appuyés surtout sur une bonne armée, ne sont-ils pas presque toujours enclins à regarder comme séditieuses et turbulentes les démonstrations qui ont pour but d’examiner leur conduite ? Nous ne trouvons pas qu’ils supportent mieux « les excès d’une liberté turbulente », parce qu’ils ont une armée permanente. L’Amérique n’a point d’armée permanente, et pourtant les hommes d’État dans ce pays sont plus librement interrogés que partout ailleurs. La loi, dans ce pays, ne regarde pas la vérité envers les hommes au pouvoir comme un libelle et une offense, et ce degré de liberté n’existe dans aucun autre pays. Buchanan.