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Page:Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843, II.djvu/503

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son, non de la rente de la terre, mais de son produit[1]. La totalité du produit annuel des terres de chaque pays, si l’on en excepte ce qui est réservé pour semences, est ou annuellement consommée par la masse du peuple, ou échangée contre quelque autre chose qui est consommée

  1. Adam Smith observe ici avec raison que le revenu du corps entier du peuple d’un pays est en raison, non de la rente de la terre, mais de son produit. La totalité du produit annuel des terres, ajoute-t-il, si on en excepte ce qui est réservé pour semences, est ou annuellement consommé par la masse du peuple, ou échangé contre quelque autre produit qui est consommé par elle. Ainsi, ou doit distinguer le revenu imposable, c’est-à-dire celui qui constitue le revenu disponible des propriétaires fonciers, d’avec le revenu ou produit annuel dont le corps de la nation tire sa subsistance.

    En France, d’après les nombreux renseignements qui ont été recueillis pendant une suite d’années, par les commissaires du gouvernement, sur les bases combinées du prix courant des baux, de celui des ventes des biens-fonds et des comparaisons des cantons cadastrés, et suivant le résultat que le ministère a publié en 1821, il paraît que le revenu imposable à la contribution foncière dans les quatre-vingt-six départements de la France peut être évalué à 1 milliard 580 millions. Mais, dans cette somme se trouve compris le revenu ou valeur locative des maisons et bâtiments portés sur les mêmes rôles de contribution que les terres cultivées et productives. Ces loyers ne sont toutefois que des revenus fictifs qui donnent bien un revenu au propriétaire auquel ils sont payés, mais qui ne donnent aucun revenu à la nation ; et comme ces sortes de biens ne produisent rien par eux-mêmes, il faut que ceux qui en acquittent le loyer tirent ce qu’ils payent pour cet article de leur dépense, de quelque source de revenu qui leur soit propre. On ne peut donc pas comprendre ce genre de produit dans le revenu national, dans lequel le peuple puise ses moyens de subsistance. On estime généralement que, dans la totalité des évaluations du revenu imposable à la contribution foncière, les maisons et bâtiments entrent pour un cinquième. En partant de cette supposition, si de la somme ci-dessus de 1 milliard 580 millions on déduit un cinquième, les quatre cinquièmes restants, qui sont de 1 milliard 200 millions, peuvent être regardés comme la valeur du revenu des terres cultivées et productives, ou de la rente qu’en retirent les propriétaires fonciers, déduction faite de tous frais de culture. Cette évaluation se trouve assez conforme à celle qui fut faite en 1791 par Lavoisier. Les recherches et les travaux auxquels le savant académicien se livra à cette époque, avec un zèle et un dévouement sans bornes, pour arriver à une appréciation exacte du revenu net des terres productives, l’amenèrent à un résultat de 1 milliard 200 millions. Si maintenant on fait attention à la quantité de terrains non encore cultivés qui ont été mis en culture depuis ces trente années, tels que les enclos, cours et cloîtres des couvents et maisons religieuses, les cimetières, promenades, parcs, avenues et emplacements de châteaux et maisons d’agrément, on sera fermement convaincu qu’en n’ajoutant qu’un vingtième à l’évaluation de 1791, on reste encore au-dessous de la véritable valeur du produit de la France.

    En partant, toutefois, de cette évaluation, la somme de 1 milliard 264 millions ne représenterait encore que la part du produit annuel qui est dévolue aux propriétaires fonciers, ce qui ne fournit qu’une portion aliquote du revenu total. En prenant en masse tout le territoire, et pour se prémunir contre toute exagération, on peut estimer la rente ou fermage du propriétaire au quart de la récolte. Dans des cantons fertiles et bien cultivés, le fermage va jusqu’au tiers de la récolte et même au delà ; il est rare qu’il descende fort au-dessous du quart. On ne courra donc pas le risque de porter trop haut le revenu territorial de la France, ou la masse de ses produits annuels, à quatre fois le produit net, ce qui forme un total de 5 milliards 56 millions*.

    Cette somme de 5 milliards 56 millions peut être regardée comme l’équivalent des fruits de toute sorte qui, année moyenne, à mesure des récoltes successives, entrent dans les granges, greniers et celliers des cultivateurs, en nature de blé, grains des diverses espèces, fourrages, fruits, légumes, crû de bestiaux, laines, lin, chanvre, soie, huile, bois, charbon et autres denrées consommables, de quelque nature que ce soit, ce qui forme le fonds sur lequel doit subsister tout le corps du peuple, ainsi que le fonds de toutes les matières premières sur lesquelles tous les genres d’industrie ont à s’exercer. Si cette somme de 5 milliards 56 millions est divisée par les trente millions d’individus de tout âge et de tout sexe dont on suppose que notre population est composée, on aura pour chaque tête une valeur de 168 fr. 50 c. ; et, en calculant pour chaque famille cinq individus, savoir, le père, la mère, les deux enfants destinés à les remplacer l’un et l’autre dans la génération suivante, et un troisième pour couvrir les chances ordinaires de la mortalité jusqu’à ce remplacement, on aura, pour chaque famille, un revenu de 842 fr. 30 c, provenant soit de rente de terre, soit de salaire, soit de profits de capital, soit enfin de quelque autre source de revenu, comme rente ou pension sur l’État ou sur les particuliers, traitement, gages, exercice d’industrie quelconque, etc.

    Maintenant, il faut observer que cette masse de valeurs diverses, en entrant dans la circulation et par l’effet du mouvement général qui lui est imprimé, subit des changements continuels au moyen des échanges, et principalement par l’échange non interrompu des subsistances contre le travail. La portion de cette masse de produits, qui est en nature de blé ou autre substance alimentaire, va journellement se consommer pour nourrir les artisans et ouvriers des manufactures, qui au fur et à mesure remplacent leur consommation par une quantité correspondante d’ouvrage fait, et reportent ainsi sur la matière première qui a passé par leurs mains la valeur des substances qui leur ont été livrées. Ainsi, à mesure que décroit la masse du blé disponible qui se rend dans les marchés, il y a plus de laine, de lin, de soie, filés ou tissés en lainages, en toile, en rubans ; plus de cuir préparé, plus de bois et de fer travaillé. La somme des valeurs est bien à peu près la même, au total ; mais dans le jeu de cette vaste machine, dont les innombrables ressorts sont dans une activité continuelle, toutes les valeurs soumises à son action changent sans cesse de forme, de nature, comme de place. La plupart de ces denrées travaillées se rapprochent de plus en plus des consommateurs, et pour arriver dans leurs mains elles passent successivement dans les ateliers du fabricant, puis dans les magasins du marchand en gros, puis enfin dans la boutique du détaillant, en acquérant toujours en valeur le déficit des subsistances consommées par les agents qui ont concouru à opérer ces transports, jusqu’à ce qu’enfin, quand elles ont achevé leur révolution à travers tous les canaux de l’industrie et du commerce, elles entrent dans le fonds de consommation de chaque individu ou de chaque ménage. Là, elles se réunissent et se confondent avec le fonds déjà existant en provisions de bouche, en vêtements, meubles, ustensiles provenant des revenus des années précédentes et qui ne sont pas entièrement consommés.

    Une partie du revenu national, travaillée ou non travaillée, est envoyée au dehors pour y être échangée contre les productions étrangères qui entrent dans la consommation française.

    Enfin, ce revenu fournit, non-seulement à toutes les dépenses privées, mais encore aux dépenses publiques, au moyen des taxes et impôts que prélève le gouvernement, tant sur la part disponible qui est dévolue aux propriétaires, aux fermiers, que sur toutes les autres parties de ce produit, même sur celles qui sont destinées à la nourriture et à l’entretien des ouvriers de la culture. Mais il ne faut pas perdre de vue que si l’impôt est une dépense pour celui qui le supporte, et que s’il opère à l’égard de celui-ci un retranchement dans ce qui était destiné à ses consommations personnelles, il ne forme point une diminution dans la masse du revenu national, et ne fait que transporter à une autre personne le droit de consommer ce qui a été perçu sur le redevable. L’impôt, loin de rien retrancher de la somme des objets consommables, est une source de revenu pour une partie considérable de la nation, tels que les créanciers de la dette publique, les pensionnaires de l’État, les fonctionnaires de tout ordre, les agents, préposés et salariés du gouvernement.

    Les divers articles du revenu national qui ne sont pas consommés dans le cours de l’année par la personne qui avait droit de les consommer, forment un surcroit disponible pour la consommation de l’année suivante, et ils contribuent à composer, pour celui qui en a fait l’épargne, un capital dont il peut, dans la suite, retirer un profit pour grossir d’autant son revenu privé et même ajouter au revenu national, en mettant en activité quelque nouvelle branche de travail. Quelque faible qu’on puisse supposer le montant de toutes ces épargnes partielles dans le cours d’une seule année, on sent néanmoins que, dans la durée d’un siècle, elles doivent donner lieu à une accumulation extrêmement considérable. Garnier.

    *. Arthur Young évalue le produit brut territorial de la France à 5 milliards 165 millions (Voyage en France, deuxième partie, chap. xvi.)