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Page:Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Blanqui, 1843, II.djvu/509

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espèce d’inégalité ; mais je bornerai le plus souvent mes observations à cette autre espèce d’inégalité qui provient de ce qu’un impôt particulier tombe d’une manière inégale même sur le genre particulier de revenu sur lequel il porte.

Deuxième maxime. La taxe ou portion d’impôt que chaque individu est tenu de payer doit être certaine, et non arbitraire. L’époque du payement, le mode du payement, la quantité à payer, tout cela doit être clair et précis, tant pour le contribuable qu’aux yeux de toute autre personne. Quand il en est autrement, toute personne sujette à l’impôt est plus ou moins mise à la discrétion du percepteur, qui peut alors ou aggraver la taxe par animosité contre le contribuable, ou bien, à la faveur de la crainte qu’a celui-ci d’être ainsi surchargé, extorquer quelque présent ou quelque gratification. L’incertitude dans la taxation autorise l’insolence et favorise la corruption d’une classe de gens qui est naturellement odieuse au peuple, même quand elle n’est ni insolente ni corrompue. La certitude de ce que chaque individu a à payer est, en matière d’imposition, une chose d’une telle importance, qu’un degré d’inégalité très-considérable, à ce qu’on peut voir, je crois, par l’expérience de toutes les nations, n’est pas, à beaucoup près, un aussi grand mal qu’un très-petit degré d’incertitude.

Troisième maxime. Tout impôt doit être perçu à l’époque et selon le mode que l’on peut présumer les moins gênants pour le contribuable. Un impôt sur la rente des terres ou le loyer des maisons, payable au même terme auquel se payent pour l’ordinaire ces rentes ou loyers, est perçu à l’époque à laquelle il est à présumer que le contribuable peut plus commodément l’acquitter, ou quand il est le plus vraisemblable qu’il a de quoi le payer. Tout impôt sur les choses consommables qui sont des articles de luxe, est payé en définitive par le consommateur, suivant un mode de payement très-commode pour lui. Il paie l’impôt petit à petit, à mesure qu’il a besoin d’acheter ces objets de consommation. Et puis, comme il est le maître d’acheter ou de ne pas acheter ainsi qu’il le juge à propos, ce sera nécessairement sa faute s’il éprouve jamais quelque gêne considérable d’un pareil impôt.

Quatrième maxime.[1] Tout impôt doit être conçu de manière à ce qu’il

  1. Si l’on applique au système actuel de nos impôts les quatre maximes établies en cet endroit par Adam Smith, on reconnaîtra que ce système est peut-être le moins défectueux qu’il soit possible d’adapter à un État aussi vaste, aussi riche, aussi peuplé, et dans lequel une grande variété de productions de la terre, du commerce et de l’industrie, ont fait naître tant de sortes diverses de richesses dont les éléments sont absolument inappréciables.

    La première de ces maximes, qui veut que chaque citoyen soit imposé dans la proportion de ses facultés, ne peut guère s’entendre que des facultés apparentes et susceptibles d’évaluation, c’est-à-dire des facultés résultant d’une propriété foncière. Après plus de vingt-cinq années d’efforts et de tentatives dispendieuses, le gouvernement est parvenu à atteindre, autant que la sagesse d’une administration prudente et réservée doit la chercher, l’égalité de répartition de la contribution foncière entre les principales divisions du territoire. Cette contribution, qui, à compter du 1er juillet 1821, ne monte pas en principal au dixième du produit net, et qui, en y joignant les 40 centimes additionnels a ce principal, n’excède guère le huitième, paraîtra sans doute bien modérée, si on la compare aux charges dont est grevée la propriété foncière dans toutes les autres monarchies de l’Europe.

    Quant aux facultés personnelles qui ne dérivent pas d’une possession territoriale, et qui sont à peu près impossibles à évaluer, puisqu’elles diffèrent dans des proportions considérables entre des fabricants ou des commerçants qui exercent le même genre de négoce ou d’industrie, d’après les quantités respectives de leur capital, de leur crédit et de plusieurs autres ressources qui échapperaient à toutes les investigations ; que même elles diffèrent entre des salariés du même métier lorsque l’un d’eux est chargé d’une famille nombreuse et que l’autre, veuf ou garçon, n’a que sa personne à entretenir, en sorte que le dernier trouve dans la même espèce et quantité de travail trois ou quatre fois plus de moyens de jouissance personnelle que le premier ; la seule voie qu’ait l’administration pour apprécier un genre de facultés qui se dérobe à toute espèce de recherches et qui se refuse à toute mesure générale, c’est de les juger par le signe le moins équivoque, par ses effets les plus ordinaires et les plus naturels, la consommation de l’individu, parce que dans le cours commun des choses, et à peu d’exceptions près, chaque individu est disposé à consacrer à des jouissances et commodités personnelles tout ce qui lui reste de disponible, quand il a satisfait aux besoins impérieux de la première nécessité. Ainsi, par des taxes sur le loyer, sur le mobilier, sur les boissons, les viandes, les assaisonnements, les denrées coloniales, les tabacs, les articles de vêtement et de chauffage, le gouvernement vient à bout de reprendre une portion du revenu disponible de chaque particulier, et de retrancher au profit de l’État le superflu des gains et bénéfices individuels. De même par des droits de greffe, de timbre ou d’hypothèque, par des taxes sur les transactions, promesses et contrats, il parvient à atteindre au passage certains capitaux mobiliers qui tendent toujours à se cacher, et qui ne se montrent au jour que par occasion et quand ils peuvent le faire avec profit.

    La proportion entre la masse totale des impôts directs et la somme des taxes indirectes, telle qu’elle se trouve réglée dans notre système actuel d’impositions, parait être celle qui s’accorde le mieux avec les quantités respectives des fortunes immobilières et des revenus mobiliers et industriels. La contribution foncière n’entre guère que pour un quart dans la masse totale des impôts annuels. Ainsi, les taxes indirectes et droits de consommation, qui Ont pour but de compenser les inégalités inconnues et accidentelles des revenus privés de toute espèce, en frappant indistinctement sur tous les particuliers, quelle que soit la source dont ils dérivent leurs moyens de subsistance, sont, en somme totale, trois fois plus forts que la contribution foncière, assise sur une seule source particulière de revenu.

    La connaissance certaine et précise de ce que chaque contribuable a à payer, ce qui fait l’objet de la deuxième maxime, est une condition qui se trouve parfaitement remplie par la publicité donnée à tous les règlements et à toutes les ordonnances relatives aux impositions. Tous les impôts, sans exceptions, sont établis par des lois généralement connues, et la quotité des droits est réglée par des tarifs que chacun peut consulter. Les taxes sur les articles de consommation journalière sont à la vérité le plus souvent avancées par les marchands qui débitent ces denrées, et qui font entrer le montant de leur avance dans le prix de la marchandise ; mais la libre concurrence dans tous les genres de commerce ne permet pas que le débitant élève le prix de la denrée au delà de ce dont elle est réellement renchérie par l’effet de la taxe, autrement l’abus serait facilement reconnu, et il s’exposerait à perdre ses pratiques.

    La troisième maxime est celle dont on s’est le plus écarté dans notre système d’imposition ; mais il est aisé de voir que cette déviation est loin d’être au préjudice du gouvernement et des contribuables. La contribution foncière, ainsi que toutes celles qui sont levées sur des rôles nominatifs sur lesquels chaque contribuable est porté pour sa cote individuelle, sont exigibles par douzièmes de mois en mois, et non pas, comme le conseille Adam Smith, à l’époque des termes où se payent les loyers et les fermages. L’expérience a démontré les avantages de la méthode adoptée en France, et qui, à ce que je puis croire, est particulière à notre pays. Les fermages, dans la plus grande partie des départements, se payent par semestre ; les loyers de maison se payent à Paris par trimestre, et dans plusieurs autres grandes villes du royaume, l’usage est de les payer de six eu six mois. Si le payement de l’impôt foncier était réglé sur ces échéances, le contribuable aurait à payer à la fois une moitié de son imposition annuelle, au lieu que la charge, divisée par douzième, lui semble presque insensible ; et comme cette dette est prévue, il se prépare d’avance à l’acquitter. C’est ce morcellement de l’impôt par petites fractions qui met le percepteur à portée de se prêter aux arrangements du redevable et de lui ménager quelques facilités, ce qui établit des relations de confiance entre le percepteur et les propriétaires de son canton. Aussi jamais, a aucune époque, la contribution foncière n’a été acquittée plus régulièrement et avec moins d’exercice des voies de contrainte ; et, lorsque l’année est terminée, il n’y a presque aucune partie du recouvrement en arrière, ce qui est certainement très-remarquable dans un pays où il n’y a pas moins d’un million de propriétaires fonciers, qui, entre eux tous, forment un nombre de cotes différentes qui n’est pas moindre de dix millions et demi.

    Enfin, conformément à ce que prescrit la quatrième maxime, l’argent levé pour l’impôt se trouve à la disposition du Trésor au moment même de la perception. Les impôts directs et les taxes indirectes sont également versés dans les caisses des receveurs-généraux des finances, qui sont autant de caisses dépendantes du Trésor royal ; et comme ces receveurs font passer tous les dix jours au ministre l’état de leur situation, le gouvernement dispose aussitôt de tous les fonds libres pour effectuer les payements locaux, que le receveur exécute moyennant un droit de commission, ce qui épargne le transport des espèces ainsi que tous frais et retards inutiles.

    Les formes de la perception des taxes sont aussi douces qu’il soit possible, et, à moins de violences exercées par les fraudeurs, les peines encourues se bornent le plus souvent à des confiscations et à des amendes. Les visites et perquisitions à domicile ne s’exercent que contre des débitants de boissons au détail, et cet assujettissement est un des inconvénients attaches au genre de commerce qu’ils ont entrepris et auxquels ils ont dû s’attendre. La vigilance et la sévérité des douanes ne s’exercent que sur un rayon peu étendu du voisinage des frontières, et ne peuvent causer aucune incommodité aux citoyens qui se soumettent aux lois et rougiraient de se livrer au métier honteux de contrebandier ou d’en favoriser les coupables manœuvres.

    Il n’y a aucun système d’imposition, dans quelque pays que ce puisse être, qui ne soit susceptible de beaucoup d’objections et qui, sous beaucoup de rapports, ne donne prise à la critique ; mais on ne craint pas d’assurer qu’il n’en est aucun qui donne moins lieu aux plaintes et aux murmures du peuple, aucun qui s’approche le plus de la justice et de l’égalité, aucun enfin qui soit moins onéreux aux citoyens, à proportion des produits abondants et réguliers qu’il donne au gouvernement, que le système d’imposition auquel la France est soumise depuis le commencement de ce siècle. Garnier.