Page:Société de l’enseignement supérieur - Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899.djvu/371

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
365
NÉCROLOGIE

résultats ; il voulait, soit en leur faisant copier à la Bibliothèque Nationale des morceaux inédits, soit en leur dictent des passages d’auteurs classiques ou autres qu’ils devaient rapporter aux conférences avec leurs observations, les initier, par la pratique à l’art de l’éditeur et les intéresser à leur travail en publiant sous leur nom les résultats obtenus. Il donnait ainsi à ses élèves la satisfaction de faire les mêmes découvertes que lui et leur faisait la surprise de leur en abandonner généreusement la priorité, en homme qui se sent assez riche de son propre fonds pour faire ces petits sacrifices.

Dans ses conférences, M. Tournier était à la fois le maître le plus difficile et le plus indulgent. Tout travail consciencieux trouvait grâce devant lui ; il n’était impitoyable que pour l’à peu près et le pédantisme. On pouvait le contredire sans crainte, pourvu qu’on le fit avec de bonnes raisons. Non seulement il ne repoussait pas la contradiction, mais il la sollicitait, l’encourageait et nous l’avons toujours vu donner l’exemple de se rendre à une objection solide. « Ici, répétait-il aux nouveaux élèves, nous mettons la vérité au-dessus de l’amour propre. » Esprit indépendant, il désirait qu’on examinât et qu’on discutât ses idées avec indépendance. Ceux qui n’ont pas assisté à ces conférences peuvent s’en faire une idée en songeant à des discussions souvent très vives, toujours courtoises, où une liberté entière s’alliait à la grande déférence qu’on avait pour le maître.

C’est que M. Tournier n’était pas seulement un novateur hardi, un initiateur, un maître éminent, c’était aussi un caractère. Il n’aurait pas admis qu’on s’inclinât devant son opinion par complaisance et sans conviction, et le meilleur moyen de se concilier sa bienveillance et de la conserver était, en toutes circonstances, de lui parler franchement et sans arrière-pensée. Indulgent pour tout ce qu’on lui disait, il se trouvait blessé d’une réticence qu’il devinait : car il avait la passion de la vérité aussi bien dans l’ordre moral que dans l’ordre scientifique. À cette hauteur de caractère il alliait une grande délicatesse, une sensibilité très développée qui le fit parfois beaucoup souffrir, un dévouement sans borne à ses amis dont il leur donnait des preuves, j’en ai fait l’expérience, jusque dans les moments les plus douloureux de sa vie. Cette sensibilité, la force de sa conviction donnaient à sa parole une ardeur communicative. On ne pouvait manquer de s’intéresser à une discussion dès qu’il y prenait part. Nous nous souvenons tous de la chaleur qu’il mettait dans les réunions de l’École à défendre ce qu’il croyait juste et vrai ; ici, comme ailleurs, les expressions lui venaient vives, toujours justes, jamais banales.

Tel était le maître, le collègue, l’ami que nous pleurons aujourd’hui et que nous pouvons proposer aux plus jeunes comme un modèle d’énergie persévérante, de sincérité scientifique, de droiture et de loyauté dans la vie publique et privée. Nous qui l’avons connu et aimé nous garderons pieusement le souvenir de ce maître vénéré, de ce savant qui fut un grand caractère et un homme de cœur.