Page:Sophocle (tradcution Masqueray), Tome 2.djvu/134

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diversité, on l’employait aisément dans les missions délicates, presque scabreuses. Et plus dégénérait la démocratie d’Athènes, plus l’adresse de la parole, celle des orateurs, celle des sophistes, gagnait d’influence, plus on était porté à dépouiller Ulysse du caractère héroïque qu’il avait dans l’épopée, pour ne plus faire de lui qu’un de ces êtres de probité douteuse, prêts à toutes les besognes[1]. Dans Euripide, sa métamorphose est terminée et il n’y gagne point[2]. Dans Sophocle, elle est encore en train de s’accomplir. Il y a, en effet, une notable différence entre l’Ulysse de l’Ajax et l’Ulysse du Philoctète. Et personne ne prétendra que de l’une à l’autre pièce grandisse le prestige du personnage.

Ces trois hommes ainsi conçus supposant les uns aux autres sans aucune conciliation possible, comme d’autre part, dans un pareil drame l’intervention d’une Tecmesse quelconque n’est même pas concevable, il faut qu’une puissance supérieure intervienne et arrange tout, puisque nous sommes au théâtre : en d’autres termes, dans le Philoctète, le deus ex machina est une nécessité. Ulysse avait proclamé hautement dans le cours de la pièce qu’il agissait au nom de Zeus[3]. C’est aussi la volonté de Zeus[4] que son fils Héraclès fait connaître à Philoctète en lui apparaissant : il faut qu’il aille à Troie, qu’on le guérisse, qu’il tue l’amant d’Hélène, qu’il devienne célèbre[5]. Et Philoctète, qui reconnaît la voix chère de son compagnon d’autrefois, s’incline sans objecter un mot. Puis comme on s’attache aux choses même qui ont fait souffrir, il dit un

  1. Radermacher, Einleitung zum Philoktetes, p. 15.
  2. Voir Euripide et ses idées, p. 231-240.
  3. Philoct. 989 sq.
  4. Philoct. 1415. — En laissant les choses suivre leur cours, Philoctète retournait chez lui, mais Sophocle ne pouvait pas modifier la tradition homérique. Donc, quand Héraclès déclare en apparaissant sur le λογεῖον qu’il vient au nom de Zeus, il pouvait aussi ajouter au nom d’Homère. Cf. Tycho v. Wilamowitz-Möllendorff, Die drarnatische Technik des Sophokles VI, Philoktet, p. 311 sq.
  5. Philoct. 1424 sqq. Cf. Petite Iliade, p. 583 b. (Didot).