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Page:Sophocle (tradcution Masqueray), Tome 2.djvu/44

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Le Coryphée. — Reine, tu ne peux douter que tu aies lieu de te réjouir, devant ce que tu vois et au récit qui vient de t’être fait.

Déjanire. — Comment à bon droit ne serais-je pas heureuse, quand j’apprends ce succès de mon époux ? De toute nécessité à une telle fortune doit correspondre une joie identique. Pourtant, quand on voit bien les choses, on a lieu de craindre pour l’homme heureux qu’il ne fasse un jour quelque chute. Une pitié singulière m’envahit, mes amies, à la vue de ces malheureuses, qui errent ainsi sur une terre étrangère, sans foyer, sans parents : elles étaient nées sans doute d’êtres libres, et maintenant elles ont une vie d’esclaves. Zeus, toi qui détournes le malheur, puissé-je ne jamais te voir accabler ainsi aucun des miens, ou si tu le fais, que ce ne soit pas pendant que je vivrai encore ! Telles sont mes craintes à la vue de ces femmes. — (A Iole.) Malheureuse jeune fille, qui es-tu ? As-tu un mari ? Es-tu mère[1] ? A te voir, on ne le dirait pas, mais tu parais noble. (Iole ne répond rien.) — Lichas, de qui donc est fille cette étrangère ? Qui est sa mère ? Quel père lui a donné la vie ? Parle. Plus que toutes les autres sa vue me fait de la peine, car seule elle sait comprendre sa situation.

Lichas. — (Avec embarras.) Que sais-je, moi ? Que me demandes-tu aussi là ? Peut-être que dans son pays, par sa naissance, elle n’était pas parmi les plus humbles.

Déjanire. — Descend-elle des rois ? Eurytos avait-il une fille ?

  1. Le texte grec est plus brutal. Déjanire demande, en somme, à Iole, si elle est encore vierge ou si elle a eu déjà des enfants. Pour une multitude de raisons, qui ne sont pas toutes très favorables aux modernes, sa franchise d’expression n’est plus la leur. Dans l’antiquité, il n’y avait pas d’autre alternative pour une femme libre, et celle à qui ses parents avaient choisi un άνήρ, ne tardait pas à lui donner des enfants : Déjanire le sait bien. (Cf. v. 31.) Aussi l’époux qui n’avait pas d’enfants mâles se hâtait-il d’adopter un étranger qu’il mariait avec l’une de ses filles. (Cf. Isée, III, 68.) Il fallait assurer la perpétuité du culte. (Cf. Platon, Lois VI, 773 E.) L’idéal de la vie était donc d’avoir une progéniture nombreuse et bien portante : εύπαιδίας τυχεἵ ἂμα καἱ πολυπαιδίας. Cf. Isocrate, Evag. 72.