Page:Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/67

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Pour faire peu de cas d’un semblable bonheur !
Ah ! seigneur, juge mieux mes sentiments. Mon cœur
De toi n’est point connu ; non, ce projet horrible,
Il ne l’a point formé ; jamais mon sein paisible
N’enferma de complot, et si l’on m’eût offert
De conspirer, jamais je ne l’aurais souffert :
Et pour preuve, seigneur, de ces faits que j’avance,
À Delphes de l’oracle invoque la science :
S’il révèle un complot entre l’augure et moi,
Qui jamais aurait pu se tramer contre toi,
Je consens à mourir ; au plus cruel supplice
Moi-même je me voue ainsi que mon complice.
Mais ne m’accuse point sur un soupçon trompeur ;
Garde-toi de confondre et le crime et l’honneur !
Songe que se priver d’un ami véritable,
C’est perdre un bien qui rend notre vie agréable.
Que dis-je ! un ami sûr est le plus grand bienfait
Que le ciel ici-bas à tout mortel ait fait.
Assez, seigneur,... le temps pourra percer ce voile ;
Le vice et la vertu, tout par lui se dévoile ;
Souvent un jour suffit pour trahir le méchant[1].

LE CHŒUR.
O prince ! ce discours est peut-être prudent ;

Mais gardez-vous, seigneur, d’un jugement peu sage :
De la prévention l’erreur est le partage.

ŒDIPE.
Lorsque mon ennemi me trahit en secret,

Je dois à me venger à l’instant être prêt.

  1. Dans toute cette longue tirade, Sophocle a certes mérité de titre de philosophe de la scène. Les maximes philosophiques y sont prodiguées, à peu près comme en certains endroits de Sénèque, mais avec infiniment plus de goût, d’art et de discernement ou d’à-propos. Le philosophe tragique est d’accord, dans plusieurs de ses maximes, avec la doctrine du Portique. Les stoïciens disaient aussi que toute méchanceté est un acte de folie.