Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/31

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une noble simplicité. C’est en effet l’éternel honneur des poëtes antiques d’exceller dans la peinture de tous les sentiments naturels. Ainsi, dans cette même pièce, le dévouement de Tecmesse pour son époux, sa tendresse maternelle qui s’inquiète pour son jeune enfant, lorsque Ajax demande à le voir, les adieux que le héros adresse à ce fils avant de mourir, tout cela est empreint d’une vérité profonde, tout cela émeut, parce que le poète touche là des cordes qui vibrent dans tous les cœurs.

Sur la date de la représentation de l’Ajax, nous n’avons le témoignage d’aucun grammairien, et la pièce elle-même ne fournit aucun indice. Nous sommes réduits sur ce point à des données purement négatives. Il est probable qu’elle est une des plus anciennes parmi les tragédies qui nous restent de Sophocle. D’abord, elle paraît antérieure au Philoctète ; c’est ce qu’on peut induire des vers 1047-1057 de ce dernier ouvrage, où il y a évidemment allusion à la scène de Teucer et de Ménélas, dans la dernière partie de l’Ajax. Il y a encore, dans le rhythme et le choix des mètres, une donnée qui peut faire ranger l’Ajax au nombre des ouvrages les plus anciens de ce poète ; on n’y voit nulle trace de certaines licences de versification, qu’il s’est permises dans d’autres pièces, et dont nous aurons occasion de parler ailleurs.

Mais c’est surtout la nature des idées morales et religieuses exprimées dans l’Ajax, qui me porte à le ranger parmi les ouvrages de la première époque de Sophocle. En le comparant à l’Œdipe à Colone, par exemple, on est frappé de l’intervalle immense qui les sépare. Il y a, il est vrai, dans le caractère d’Ajax une idée exagérée de la puissance humaine ; c’est l’homme des temps héroïques, c’est le guerrier qui doit tout à la force de son bras. Le délire qui égare son esprit est une punition de son irrévérence envers les dieux ; mais, dans la réalité, Ajax est victime de la colère de Minerve. Au fond du délit qui lui attire un châtiment si funeste, on ne voit guère qu’une rancune de la déesse, qui veut venger un grief personnel. L’intervention divine n’apparaît donc ici que dans un intérêt privé, et non dans l’intérêt de la loi morale. L’idée de la justice divine ne s’y élève pas encore à cette hauteur et à cette généralité, que Sophocle atteindra plus tard dans l’Œdipe à Colone.

Le Chœur, cherchant la cause de l’égarement d’Ajax, s’inquiète seulement de savoir s’il n’aurait pas offensé quelque divinité. Ainsi, v. 173-179 : « Est-ce Diane qui a poussé ton bras contre ces vils troupeaux ? ne lui aurais-tu pas rendu grâce de quelque victoire ? l’aurais-tu frustrée d’une riche dépouille, ou du produit de ta