Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/376

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
PHILOCTÈTE.

Ah ! mon fils, tu ne connais donc pas celui qui est devant toi ?

NÉOPTOLÈME.

Comment le connaîtrais-je, puisque je ne l’ai jamais vu ?

PHILOCTÈTE.

Quoi ! ni mon nom, ni le bruit des maux qui me consument n’est venu jusqu’à toi ?

NÉOPTOLÈME.

Je ne sais rien des choses sur lesquelles tu m’interroges.

PHILOCTÈTE.

O que je suis infortuné ! objet de la haine des dieux, la renommée du triste état auquel je suis réduit, n’est pas même parvenue ni dans ma patrie, ni dans aucune contrée de la Grèce ! Cependant ceux qui m’ont rejeté d’une manière impie rient en silence, et mon mal s’accroît et grandit chaque jour. O mon enfant, digne rejeton d’Achille, je suis ce guerrier que tu as entendu nommer peut-être, comme le possesseur des flèches d’Hercule, le fils de Pœas, Philoctète, que les Atrides et le roi des Céphalléniens ont ignominieusement jeté dans cette solitude, en proie à un mal horrible, et déchiré par la morsure cruelle de la vipère homicide ; et c’est en cet état qu’ils m’abandonnèrent ici solitaire, lorsque leur flotte quitta Chrysa battue par les flots, pour aborder sur cette côte. Lorsqu’à la suite d’une navigation pénible, ils me virent endormi sur le rivage, à l’abri d’un rocher, alors pleins de joie ils m’abandonnent, et partent, en me laissant, comme à un misérable, quelques lambeaux d’étoffes et quelques chétifs aliments ; puisse la même détresse les atteindre[1] ! Et toi, mon fils, te figures-tu l’horreur de mon réveil, lorsque, après leur départ, je me relevai ? quels furent mes pleurs, mes cris de désespoir, quand je vis ces navires, qui naguère volaient sous mes ordres, tous

  1. Térence, Heautontimoroumenos, acte V, sc. 6, vers 13, reproduit la même imprécation :
    An, obsecro, istuc nostris inimicis siet !