Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/198

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la liberté avec laquelle on vit maintenant à la cour. Et là-dessus, nous ayant quittés, il fut environ un quart d’heure au privé, où, ayant son esprit égaré parmi sa poésie, il nous oublioit quasi. En revenant, il nous dit : Eh bien, messieurs, achevons de voir mes vers. Et puis il nous présenta un méchant papier tout rongé par les côtés, et enduit de merde par le milieu, ce qui nous surprit tellement, que nous ne sçavions si nous en devions rire ou nous en fâcher. Alors, ayant recouvré son esprit, que ses imaginations avoient préoccupé, il reconnut que ce n’étoit qu’un torche-cul qu’il nous apportoit, au lieu de ses vers, et nous dit : Ah ! messieurs, excusez mes rêveries ; vous êtes du métier, vous sçavez que nos grandes pensées nous possèdent quelquefois si fort, que nous ne sçavons ce que nous faisons : j’ai ici apporté un autre papier que celui que je désirais, je m’en vais requérir celui où mes vers sont écrits.

En disant ceci, il s’en retourna d’où il étoit venu, mais il n’y trouva pas le papier qu’il cherchoit ; car, par mégarde, il s’en étoit torché les fesses. Cependant je lâchai la bonde à mes risées, et son ami me dit : Vraiment nous n’avons rien vu de nouveau : il me souvient que Musidore fit encore, il y a quelque temps, une semblable plaisanterie ; il revint du privé avec un torche-cul à la main, et, croyant tenir son mouchoir, il en releva sa moustache : il est fort sujet à de pareils transports d’esprit, et prend souvent les choses l’une pour l’autre, si bien, qu’étant un jour à la table d’un grand seigneur, pensant cracher à terre et mettre un morceau de viande sur son assiette, il cracha sur son assiette et jeta le morceau de viande à terre.

Comme ce poëte disoit ceci, Musidore revint, et fut contraint de nous dire par cœur ce qu’il sçavoit de ses vers, à faute du papier. Après cela, nous parlâmes d’un ballet que le roi alloit danser, sur le sujet duquel il nous dit qu’il avoit aussi entrepris de faire quelque chose, encore qu’il ne fût pas payé pour cela. Je m’avisai qu’il seroit très à propos que je montrasse ce que je sçavois faire en cette occasion, afin de m’acquérir quelques habitudes à la cour, et je m’enquis, sans faire semblant de rien, du personnage que représentoit la reine, me délibérant de faire des vers pour elle.

Quelque temps après, les ayant composés, j’eus le moyen