Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/286

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leroient jusques à tant que quelqu’un les vînt séparer, fût-ce de leurs valets, qui ne devoient rien sçavoir de leur feinte, afin qu’ils parlassent après avantageusement de leur combat. Le comte, se flattant pour trouver ceci à propos, disoit : Quel mal y aura-t-il à cela ? Pécherons-nous contre les lois de la vertu ? c’est mal fait que d’entrer aux fureurs et aux rages où je vois la plupart de la noblesse, il ne faut pas que nous nous y mettions ; et néanmoins, parce que l’honneur dépend aujourd’hui des combats que l’on a faits, il nous en faut entreprendre par feinte, puisqu’il n’y a point d’autre moyen d’acquérir de la réputation. Prenons le cas que les royaumes se donnent pour avoir fait quelque mauvaise action ; celui qui ne l’auroit point faite, mais qui auroit feint de l’avoir faite pour gagner la couronne, se sentiroit-il pas plus louable en soi-même que s’il s’étoit comporté d’autre sorte ? Accommodons-nous donc au siècle, et réformons-en les malheurs, si nous ne les pouvons ôter. Le Gascon, approuvant fort ses raisons, ils prirent quelque fantasque sujet de se quereller dans les Tuileries, en présence de plusieurs gentilshommes. Or il n’importoit, à ce que disoit le comte, que l’occasion de se battre fût petite ; car ceux qui se battent pour les moindres choses sont ceux qu’on estime le plus, comme étant bien généreux et tenant bien peu de compte de leurs vies, vu qu’ils la hasardent à tout propos. Le comte et le baron s’étant donc piqués, se retirèrent de la compagnie par divers endroits, et, ayant été passer le pont Neuf vers le soir, se trouvèrent presque en même temps au bout du Pré aux Clercs, où, étant descendus de cheval, ils mirent la main à l’épée. Ils avoient choisi un lieu où ils étoient vus de tous côtés ; tellement qu’ils n’eurent pas sitôt commencé à se chamailler qu’il y eut des bourgeois et des soldats qui accoururent à eux pour les séparer. Quelqu’un m’a juré qu’en approchant d’eux l’on ouït que le comte disoit encore au baron : Ne poussez pas si fort, ne portez que des coups feints que je puisse rabattre. Outre cela, l’on voyoit qu’ils se battoient de la même façon que s’ils eussent dansé le ballet des Matassins[1], où l’on fait cliqueter les épées les unes contre les autres, ce qui est un abrégé de la danse armée des anciens. Toutefois on ne prit

  1. Danse folle.