Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/338

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déchirez-la ou l’effacez, et faites votre profit du reste. Que si quelques mots seulement vous sont à contre-cœœur, je vous donne la licence d’en écrire d’autres au-dessus, tels qu’il vous plaira, et je les approuverai. Je pense qu’il y a fort peu d’auteurs qui vous disent ceci, et encore moins qui le veulent ; mais ils sont tous aussi trop orgueilleux et s’attachent à des vanités impertinentes. Pour moi, je me veux donner carrière et me réjouir, sans avoir autre soin. Réjouissez-vous après, si vous pouvez, à mon imitation. Mais poursuivons donc maintenant nos narrations agréables.

Après que Francion eut remis d’accord son hôte et son hôtesse, il descendit en bas, où ils le suivirent pour être payés de son écot. Ils comptèrent la dépense qu’il avoit faite, et tout aussitôt il leur en bailla l’argent. De surplus, il leur fit don de deux ou trois pistoles, pour les convier à se souvenir de lui et apaiser toutes leurs vieilles inimitiés en sa considération ; et il leur promit que quelque jour il leur feroit encore quelque présent s’il étoit averti qu’ils ne retournassent point à leur mauvais ménage. En contre-échange, il les menaça que, s’il pouvoit découvrir qu’ils eussent par après quelque castille ensemble, il reviendroit les châtier rigoureusement. L’on dit que ses remontrances eurent beaucoup d’efficace, et que, depuis, ils ont toujours vécu en bonne paix et en ont eu un enfant.

Un certain homme, qui venoit de dîner à la taverne, ayant vu les largesses de Francion, l’eut en grand respect. Le voyant monter à cheval, il monta aussi sur le sien, sçachant qu’il prenoit un même chemin que lui, et s’offrit à l’accompagner. Le premier discours qu’il lui tint fut une louange qu’il donna à sa libéralité ; de ce propos-là il tomba sur celui de l’avarice, de laquelle il disoit qu’il ne pouvoit fournir d’exemples plus remarquables qu’un gentilhomme qui demeuroit à un village, où ils iroient au gîte le lendemain. C’est le plus taquin personnage que la terre ait jamais porté, disoit-il en continuant ; ses sujets sont bien malheureux d’avoir un tel seigneur que lui ; il les pille en mille façons. L’année passée il fit accroire qu’il avoit envie d’aller à la guerre, pour le service du roi, et il fallut que ces pauvres gens lui donnassent deux bons chevaux : toutefois il n’y alla point, et fut seulement un mois à la cour. Il leur eût envoyé des gendarmes de la compagnie de quelqu’un de ses amis, pour assouvir la mauvaise volonté