Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/370

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son transport, elle ne peut qu’elle ne l’aime autant qu’elle a fait auparavant, et se fâche contre la nature de ce qu’elle ne lui a pas donné assez de beauté pour captiver celui qui la dédaigne. Sa passion étoit si forte, qu’elle résolut même de demeurer toujours en son veuvage, plutôt que d’en épouser un autre que celui qu’elle souhaitoit ; si bien qu’Ergaste et Valère continuèrent inutilement à lui rendre, chacun de leur côté, des soumissions qui eussent adouci le courage de toute autre qu’elle.

Les gens de Francion firent beaucoup de chemin cherchant leur maître, dont ils ne sçurent avoir de nouvelles. Cependant il étoit dedans la basse-fosse, où il fut visité, sur le soir, par un homme qui ouvrit le guichet de la porte pour lui donner à manger. Il se voulut enquérir à quel sujet l’on le détenoit prisonnier, et se plaignit grandement de la trahison que l’on lui avoit faite. Vous n’êtes pas le premier que j’ai vu decevoir ainsi, repartit le geôlier ; pendant les guerres dernières, la chaire où vous vous êtes assis a servi de trébuchet à plusieurs braves chevaliers, que l’on y faisoit mettre par diverses subtilités. Francion ayant répondu que cette consolation n’étoit guère bonne, il fut laissé là jusqu’au lendemain, qu’il fut encore visité par ce même homme, qui, huit jours durant, ne manqua point à lui apporter à manger deux fois le jour. Il avoit en lui-même plusieurs considérations dont il se servoit pour adoucir son ennui. Il se représentoit qu’il valoit bien autant être enfermé comme il étoit que d’être en franchise parmi le monde, où c’est une folie que d’espérer quelque vrai repos. Pour le moins il étoit là délivré de la vue des débordemens du siècle, et avoit tout loisir de nourrir son esprit de diverses pensées et de philosopher profondément.

Le capitaine, n’ayant pas assez de cruauté pour le laisser mourir là en langueur, ni pour lui faire donner quelque poison qui eût un soudain effet, se délibéra de lui rendre la liberté, vu qu’Ergaste étoit bien loin et ne songeoit, possible, plus guère à lui. Il envoya une nuit quelques hommes dans sa prison, qui, à toute force, lui ôtèrent ses habillemens et lui en donnèrent d’autres de villageois ; puis, lui ayant bandé les yeux et lié les pieds et les mains, le portèrent jusqu’à une petite rivière qui passoit à côté du château. Il y avoit au bord