Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/372

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dant qu’il paissoit, il s’amusoit à écrire diverses choses. Il composa beaucoup de vers à la louange de Nays, et sur la passion qu’il avoit pour elle. Toujours il songeoit à elle en quelque endroit qu’il fût ; et, bien qu’au commencement il se fâchât fort de ce que l’on lui avoit pris son portrait qui étoit dans ses autres habits, il supporta à la fin patiemment cette perte ; parce qu’il en avoit un gravé au cœœur, qui la lui représentoit aussi bien, et encore mieux, en ténèbres qu’au jour.

Il alla une fois en la maison d’un gentilhomme, où il trouva un petit luth, dont personne ne sçavoit jouer. Il le lui demanda, lui assurant qu’il sçavoit un peu toucher cet instrument ; et, l’ayant eu en don, il trouva moyen d’avoir de bonnes cordes, dont il le monta, et devint depuis l’Orphée du village. Le gentilhomme, qu’il avoit vaincu par ses importunités, ne regretta plus son présent dès qu’il l’eut ouï jouer. Avec cela il disoit de si belles chansons, que sa compagnie commençoit d’être grandement recherchée. Les fêtes et les dimanches il étoit toujours de festin, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, où il buvoit et mangeoit avec autant d’appétit qu’à la cour, et rioit d’aussi bon courage. Ce qui étoit le meilleur, c’est qu’il ne craignoit point qu’un envieux épiât ses actions, afin de gloser dessus et de diffamer par ses médisances. Il n’y avoit personne qui s’offensât de ce qu’il ne lui faisoit pas assez d’honneur et qu’il ne lui rendoit pas le change de ses complimens. La liberté se rencontroit en tous les endroits où il étoit, tellement qu’il confessoit en lui-même que jamais il n’avoit été si heureux ; et il se fût toujours tenu volontiers en une telle condition, n’eût été que sa fièvre amoureuse avoit aucunes fois des accès bien violens, lesquels lui donnoient envie d’aller revoir sa Nays. Toutefois, quand l’occasion se présentoit de goûter un peu des doux plaisirs de la nature, il n’étoit pas si scrupuleux de croire qu’il offenseroit sa maîtresse s’il s’y adonnoit. Souventes fois il portoit son luth aux champs, et les plus aimables filles du lieu quittoient leur bétail pour l’aller ouïr jouer à l’ombrage de quelque taillis, ou dedans quelque caverne. Quand il se trouvoit seul avec quelqu’une, il ne s’oublioit pas à tâcher de la gagner. Il y avoit une brunette entre autres qui lui plaisoit infiniment, mais il n’eût pas pu venir à bout du dessein qu’il avoit de jouir